Israel Shamir

The Fighting Optimist

Est-ce que les espions règnent sur le monde?

ENGLISH TRANSLATION: Do Spies Run the World?

L’excellent valet de Mr Wooster, le célèbre Jeeves [des romans de  P. G. Wodehouse], avait un as caché dans sa manche: si les choses tournaient mal, il se servait des dossiers du Club Junior Ganymede, et là, il pouvait trouver de la matière compromettante contre toute personne ayant pu jadis employer un valet ou un majordome, parce que ces gentlemen au service des autres gentlemen étaient obligés d’inscrire dans le livre du club tous les exploits imprudents de leurs maîtres. Grâce à ces renseignements de l’intérieur, Jeeves avait pu sauver son piètre maître, Mr Bertie Wooster, de l’opprobre. Jeeves était quelqu’un de modeste, et loyal comme un vassal à son maître étourdi; il en allait de même pour d’autres membres du club. Ils n’essayaient pas de faire du livre en question un outil de manipulation  sur l’Angleterre à partir de Buckingham Palace. Ceci étant, nous vivons à l’âge des grandes ambitions, peu portées aux loyautés excessives. Les valets, majordomes et autres gardes du corps ont mis en commun leurs forces et ont décidé de faire leur loi dans le monde entier.

Les écrivains férus de conspirations ont envisagé le gouvernement mondial de l’ombre comme un bureau de méchants “sages” entourés de  financiers et de mandarins du cinéma. Ce serait déjà assez sinistre; mais dans la réalité qui est infiniment pire, notre monde est dirigé par les Junior Ganymèdes qui ont été rendus fous. Ce n’est pas un gouvernement, mais un réseau, comme la vieille franc-maçonnerie de jadis, et c’est principalement constitué par un groupe d’espions félons et de plumes à louer, deux genres de domestiques qui ont collecté des tas de données et de leviers d’influence, et qui, au lieu de servir leurs maîtres loyalement, ont décidé de mener le monde dans la direction de leur choix.

L’amiral allemand Wilhelm Canaris, dernier chef de l’Abwehr, le service de renseignement militaire d’Hitler, était de cette espèce d’agents secrets dotés d’ambitions politiques. Il avait soutenu Hitler en tant que puissant ennemi du communisme; à un certain moment il arriva à la conclusion que les US seraient mieux placés pour faire le travail, et il changea de bord, pour servir les Anglo-américains. Il fut démasqué et exécuté pour haute trahison. Son collègue le général Reinhard Gehlen avait également trahi son Führer et était passé du côté des Américains. Après la guerre, il poursuivit sa guerre contre la Russie soviétique, cette fois-ci pour la CIA et non plus pour l’Abwehr.

Les espions sont des tricheurs par nature. Ils prennent contact avec des gens qui ont trahi leur pays; ils travaillent sous de fausses identités; pour eux le basculement de loyauté est aussi habituel et normal qu’une opération de changement de sexe pour un médecin marocain qui en fait entre 5 et 8 par jour. Ils se mêlent aux espions étrangers, ils tuent des gens impunément; ils bafouent toute loi, humaine ou divine. Ils sont extrêmement dangereux s’ils le font pour leur propre pays. ils sont infiniment plus dangereux encore s’ils travaillent pour eux-mêmes tout en gardant leurs marges de manœuvre institutionnelles  et leur réseau international. Nous avons récemment eu un triste rappel de leur nature traîtresse. Le chef du renseignement du Venezuela, ancien directeur du Service national du renseignement bolivarien (SABIN) Manuel Christopher Figuera, était passé à l’ennemi lors du dernier coup d’Etat avorté et il a filé à l’étranger quand le coup a foiré. Il avait découvert que le fait d’être membre du club Junior Ganymède des agents secrets était plus important pour lui que son devoir envers son pays et sa constitution.

Aux US les agences alphabétiques, de NSA à CIA et FBI, ont trahi leur pays de façon aussi flagrante que Figuera, mais ils n’ont pas encore pris la fuite. Nos collègues Mike Whitney et Philip Giraldi ont décrit la conspiration organisée par John Brennan de la CIA avec le concours actif de l’agent du FBI James Comey, pour opérer un changement de régime aux US. Dans la conspiration, des agences de renseignement étrangères, et d’abord le britannique GCHQ, ont joué un rôle important. Comme, en vertu de la loi, ces agents secrets de sont pas autorisés à opérer sur leur territoire national, ils s’adonnent à des petits coups de griffe routiniers. La CIA espionne en Angleterre et passe les résultats au Renseignement britannique. Les espions du MI6 espionnent aux US et passent les résultats à la CIA. Ils sont maintenant inextricablement liés entre eux à l’échelle mondiale.

Il ne s’agit plus d’Etat profond; ce sont les espions du monde entier, unis contre leurs maîtres légitimes. A lieu de rester loyaux envers leur pays, ils les ont trahis. Ce n’est pas seulement pour l’argent, c’est qu’ils pensent qu’ils sont les mieux placés pour savoir ce qui est bon pour vous.  En un sens, ils sont une nouvelle incarnation  de la Cecil Rhodes Society. Les politiciens élus démocratiquement et les hommes d’Etat doivent soit leur obéir soit affronter leur déplaisir, comme cela s’est passé avec Trump et avec Corbyn.

Partout, que ce soit aux US, au Royaume Uni, en Russie, les espions sont devenus trop puissants pour être repris en main. La CIA était derrière l’assassinat de JFK et ils ont essayé d’abattre Trump. Le renseignement britannique a tout fait pour couler Jeremy Corbyn, après avoir assisté la CIA pour pousser à la guerre en Irak. Ils ont créé le Error! Hyperlink reference not valid., ont inventé la fallacieuse affaire Skripal, et ont amené la Russie et l’Occident à un pas de la guerre nucléaire.

Les espions russes sont sur un mode particulier dans leurs rapports avec le réseau mondial; pendant bien des années, en Russie, des rumeurs persistantes affirmaient que la périlleuse Perestroika de Mikhail Gorbatchev avait été conçue et mise en route par le chef du KGB (1967-1982) Iouri Andropov . Avec ses employés, il avait démantelé l’Etat soviétique et préparé son détournement de 1991 dans l’intérêt du projet d’un monde unifié. Andropov, qui avait chaussé les bottes de Brejnev en 1982 (et qui était mort en 1984) avait avancé son pion Gorbatchev et son architecte de la glasnot Alexander Yakovlev. Andropov avait aussi mis en avant le général archi-traître du KGB Oleg Kalouguin pour prendre la tête de la contre-intelligence. Plus tard, Kalouguin a trahi son pays, s’est enfui aux US et a livré tous les espions russes de sa connaissance au FBI.

A la fin des années 1980 et début 1990, le KGB qui était à l’origine le chien de garde de la classe ouvrière russe, avait trahi ses maîtres communistes pour passer dans le camp du Réseau. Sans leur trahison, Gorbatchev n’aurait pas été capable de détruire son pays aussi vite: le KGB avait neutralisé ou désinformé les dirigeants communistes.

Ce sont les mêmes qui ont permis l’explosion de Tchernobyl; ils avaient permis à un pilote allemand d’atterrir sur la Place rouge, et cela fut utilisé par Gorbatchev comme excuse pour se débarrasser du bloc des généraux patriotes. Les gens du KGB ont été actifs pour subvertir d’autres Etats socialistes également. Ils ont exécuté le dirigeant roumain Ceauscescu et sa femme, ils ont mis à bas la République démocratique allemande; ils ont comploté avec Eltsine contre Gorbatchev et avec Gorbatchev contre Grigory Romanov. Résultat de leurs manigances, l’URSS s’est effondrée.

Les comploteurs du KGB en 1991 pensaient que la Russie post-communiste serait traitée par l’Occident comme l’enfant prodigue, et qu’on tuerait le veau gras pour lui souhaiter la bienvenue. Mais, à leur grande déception, ces stupides salopards ont découvert que leur pays était censé prendre la place du veau gras au festin, et ils se sont retrouvés, après avoir été le pouvoir invisible, gardes du corps pour des milliardaires. Des années plus tard, Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir en Russie avec la bénédiction des agents secrets et des banquiers du monde entier, mais comme c’était un homme trop indépendant pour se soumettre, il a su amener son pays vers son horizon actuel nationaliste, tout en essayant de regagner quelque peu le terrain perdu. Les barbouzes insatisfaits le soutenaient.

C’est seulement depuis une date récente que Poutine a commencé à freiner la croissance sauvage de son propre service de renseignement, le FSB. Il est possible que le soupçonneux président ait été alerté par l’insistance surprenante des médias occidentaux pour imputer au GRU l’affaire Skripal et d’autres affaires de grande visibilité; le GRU, c’est le service relativement petit du renseignement militaire russe; on semblait en oublier le FSB. Le chef du département spécialisé dans la cybercriminalité au FSB fut arrêté et condamné a de longues années d’emprisonnement, et deux colonels du FSB ont été arrêtés après la découverte dans leurs antécédents d’immenses trésors en liquide, tant en monnaie russe qu’étrangère. Ces énormes tas de roubles et de dollars ne pouvaient servir que pour une tentative de changement de régime, ce que réclamait le Réseau.

En Ukraine, les chefs de la Sûreté d’Etat, le SBU, avait comploté contre le président légitime Victor Yanoukovitch. Ils avaient aidé à l’organisation et à la direction des manifestations du Maidan en 2014, et surent induire en erreur le président, jusqu’à ce qu’il se voie contraint de fuir à l’étranger. Les manifestations du Maidan ont pu être comparées avec le mouvement des Gilets jaunes; cependant, Macron, en tant qu’employé du Réseau, avait le soutien de ses espions, et il s’est maintenu au pouvoir, tandis que Yanoukovitch s’était vu trahi et déboulonné.

Aux US, les agents secrets ont permis à Donald Trump de devenir le candidat républicain, parce qu’ils pensaient qu’il allait forcément perdre face à Mrs Clinton. Or, à leur grande surprise, il avait gagné, et depuis lors, cet homme qui avait été mis en avant comme une proie facile, un bouffon, s’est retrouvé pourchassé par la franc-maçonnerie des barbouzes et scribes réunis.

Vous pourriez me demander : étaient-ils donc assez stupides pour croire à leur propre propagande sur l’inévitable victoire de la Clinton? Je réponds oui, ils étaient stupides et ils le restent. Ce ne sont pas des “sages”, malveillants ou bienveillants. Ma principale objection aux théoriciens conspirationnistes, c’est qu’ils voient habituellement les comploteurs comme omniscients et tout-puissants. Mais ils sont trop cupides pour être tout-puissants, et trop bêtes pour être omniscients.

Leur connaissance des failles des dirigeants officiels leur donne effectivement un sentiment de puissance, mais cette connaissance peut se traduire en contrôle effectif seulement sur des faibles. Les dirigeants solides ne se soumettent pas si facilement. Poutine a eu son quota d’agissements imprudents voire criminels dans le passé, mais il n’a jamais permis aux maîtres chanteurs de lui dicter son agenda. Netanyahou, autre homme fort dans le jeu politique moderne, s’est aussi débrouillé pour survivre aux chantages. Pendant ce temps-là, Trump déjouait toutes les tentatives pour l’éjecter, alors que ses ennemis brandissaient sa réputation de brutalité dans ses rapports avec les femmes, les noirs et les juifs, à tout bout de champ. Il a su rebondir et franchir le profond gouffre du Russiagate comme Gulliver. Mais il faut encore qu’il purge tout l’alphabet des agences de renseignement pour arriver à bon port.

En Russie, le problème est aigu. Bien des barbouzes et ex-barbouzes se sentent plus proches de leurs ennemis et collègues dans d’autres pays, plus que de leurs concitoyens. Il y a une qualité maçonnique dans leur camaraderie. Cette caractéristique pourrait être recommandable chez des soldats une fois la guerre terminée, mais ici, la guerre continue. Ils sont particulièrement entichés de leurs ennemis déclarés, apparemment c’est la trace du christianisme dans leurs âmes, mais elle est fort regrettable.

Lorsque Snowden est arrivé à Moscou après son évasion téméraire de Hong Kong, la télévision russe a projeté un débat auquel j’ai participé, parmi des journalistes, des membres du parlement, et des ex-espions. Les barbouzes russes disaient que Snowden était un traître; un personnage qui avait trahi son agence ne pouvait pas être crédible et devait être renvoyé aux US menotté. Ils avaient l’impression d’appartenir au monde des agents secrets, avec ses liaisons internes, tandis que leur loyauté envers la Russie passait très loin derrière.

Pendant la récente visite de Mike Pompeo à Sotchi, le chef du SVR, le service de renseignement russe à l’étranger, Mr Sergueiy Naryshkine, a proposé au Secrétaire d’Etat Mike Pompeo, ex-directeur de la CIA, d’élargir ses contacts parmi les services spéciaux russes, à un niveau plus élevé. Il a précisé qu’il avait interagi activement avec Pompeo pendant la période où il était directeur de la CIA. Pourquoi aurait-il eu besoin de contacts avec son adversaire? Il vaudrait bien mieux éviter les contacts en bloc. Même le président Poutine, qui est avant tout un nationaliste russe (ou un patriote, comme ils disent), qui a garanti l’asile à Snowden à Moscou au prix très élevé de la dégradation de ses rapports avec l’administration Obama, même Poutine, donc, a dit à Oliver Stone que Snowden n’aurait pas dû faire fuiter des documents comme il l’avait fait. “S’il n’aimait pas quelque chose dans son travail, il aurait dû simplement démissionner, mais il est allé plus loin”: cette réponse prouve qu’il ne s’est pas complètement libéré lui-même de la maçonnerie barbouzarde.

Tandis que les barbouzes complotent, les scribes sont là pour justifier leurs complots. Les médias sont aussi une arme, et une arme puissante. Dans l’opéra Lohengrin de Richard Wagner, le protagoniste se voit battu par une campagne de dénigrement dans les médias. Malgré son arrivée miraculeuse, malgré sa victoire glorieuse, la méchante sorcière parvient à empoisonner l’esprit de l’épouse du héros et de la cour. La plume peut contrer l’épée. Quand elles agissent de concert, comme dans l’union entre agents secrets et scribouillards, c’est un outil trop dangereux, on ne peut pas le laisser intact.

Dans bien des pays d’Europe, la politique des éditorialistes internationaux est sous-traitée au Conseil atlantique, ce think-tank basé à Washington et truffé d’agents secrets. Il est bien relié avec l’Alliance otanesque et avec la bureaucratie de Bruxelles, qui sont les instruments de contrôle sur l’Europe. Autre outil, The Integrity Initiative, où la différence entre espions et journalistes est complètement brouillée.

Tout aussi brouillée que la différence entre droite et gauche. Les médias de droite et de gauche brandissent des arguments différents, qui convergent étonnamment au bout du compte vers les mêmes résultats, parce que ce sont toutes les deux les machines du même réseau.

Dans les années 1930, elles étaient divisées. Les agents allemands et britanniques tiraient et poussaient dans des directions opposées. Puis les militaires russes devinrent si amicaux avec les Allemands qu’à un certain moment, Hitler avait cru que les généraux russes seraient à ses côtés contre leur propre chef. Par ailleurs, les agents secrets russes étaient traités en amis par les Britanniques, et avaient tenté de pousser la Russie à la confrontation avec Hitler. Le prudent maréchal Staline avait purgé l’Armée rouge de ses généraux pro-allemands, comme les barbouzes pro-britanniques du NKVD, et il avait retardé le déclenchement des hostilités autant qu’il avait pu. Maintenant, cependant, la cohésion et l’intégration des services secrets est parvenue au palier suivant, ce qui rend difficiles les discussions.

S’ils sont tellement puissants, intégrés et unis, ne devraient-ils pas jeter l’éponge, quitter le ring et se rendre? Horreur! Tout ce qu’ils réussissent à faire, c’est à défaire. Ils complotent, mais Allah est meilleur comploteur encore, comme disent nos amis musulmans. Effectivement, quand ils ont réussi à corrompre un parti, les gens votent avec leurs pieds. Le Brexit est un cas à considérer attentivement. Le Réseau voulait saboter le Brexit; aussi ont-ils neutralisé Corbyn avec des poursuites pour antisémitisme, tandis que May faisait tout ce qu’elle pouvait pour saboter le Brexit tout en l’appelant de ses vœux en public. Mais excessivement malins et lucides, les électeurs britanniques ont voté en lâchant les deux partis établis à la fois. Si bien que le plan qui se croyait retors s’est retourné contre eux.

Les peuples sont versatiles et ne savent pas toujours ce qui est bon pour eux; il y a beaucoup de démagogues pour égarer les foules. Et pourtant, les officiels légitimement élus devraient être ceux qui gouvernent, tandis que les non-élus devraient obéir; et cela signifie que les réseaux de barbouzes et d’agents des médias devraient savoir où est leur place.

 

 

Israel Shamir est joignable : adam@israelshamir.net

Traduction: Maria Poumier

Source: The Unz Review.

 

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