Israel Shamir

The Fighting Optimist

Face à “L’Aurora”

ENGLISH TRANSLATION: Facing Aurora

Pour les Russes, « Aurora » n’est pas la déesse de l’aube, c’est avant tout le vaisseau de guerre Aurora, le croiseur légendaire dont les salves sur le Palais d’Hiver avaient été le coup de tonnerre scandant l’entrée en scène de la révolution russe de novembre 1917. J’ai récemment participé à un colloque commémorant le centième anniversaire de la révolution russe dans le miroir de la gauche mondiale, à St-Pétersbourg, la cité de la révolution, à laquelle étaient conviés les représentants des partis socialistes européens. Nous avions, face à notre salle de conférences, le croiseur Aurora, et cela nous aidait à nous concentrer sur les seules choses importantes, la victoire et la défaite.

La gauche avait gagné il y a un siècle, et la gauche a perdu il y a un quart de siècle. Quand le système soviétique est tombé il y avait une espérance largement partagée que la gauche refleurisse, parce que le mouvement de la jeunesse éternelle  s’était débarrassé de la vieille Russie poussiéreuse et ringarde. C’était l’idée des eurocommunistes. Or, à la surprise générale, la gauche est entrée en agonie, pour mourir après 1991. Les partis eurocommunistes se sont évanouis. Nous ne le savions pas, ou nous ne voulions pas le savoir, mais apparemment, la gauche mondiale était indissociable de la révolution russe.

Il y a cent ans, Lénine et Staline avaient réglé tous leurs problèmes et tranchant le nœud gordien de la cupidité. Ils avaient modernisé leur pays, donné de l’espoir au peuple, offert un choix aux travailleurs. Ils n’avaient pas fait de la Russie un paradis, même si la Russie soviétique des années 1960 était aussi développée et prospère que les pays constituant le noyau de l’Europe occidentale.

Paradoxalement, les travailleurs occidentaux avaient été les plus grands bénéficiaires de la révolution russe. La classe possédante occidentale avait été fort effrayée par les communistes russes, et cela les avait amenés à devenir plus attentionnés. Elle partageait ses profits avec ses ouvriers. Vous avez eu la belle vie parce que les canons de l’Aurora tenaient en joue votre Un pour cent, dans chaque pays. En 1991, les communistes ont été vaincus, parce que leurs dirigeants ont trahi.

Et depuis lors, les propriétaires de l’Occident victorieux ont entrepris une Reconquista à l’échelle mondiale. Ils ont repris aux travailleurs chacune de leurs conquêtes, et créé ce nouveau monde d’immense richesse pour une poignée de gens, et de misère croissante pour tous les autres.

Mais ce qui a été perdu, nous pouvons le regagner. Les capitalistes n’ont pas cédé au désespoir en 1917.Aucune raison de désespérer pour les communistes en 2017. Il semble qu’il n’y ait pas d’autre voie, pas de raccourci possible : le monde a besoin de nouveaux Lénine et Staline. La cupidité doit être terrassée à nouveau, les médias et les usines doivent être arrachés à leurs propriétaires. Il ne faut pas seulement légiférer sur le minimum vital, mais aussi sur les revenus maximum.

Le populisme est devenu un gros mot, mais je vais vous dire : il en faudrait encore bien plus, du populisme. Le travail dans la dignité pour les travailleurs, c’est ce slogan populiste qui a donné à Trump son ticket pour la Maison blanche. Il faudrait donner aux gens tout ce qu’ils veulent. Lénine avait promis de donner la terre aux paysans, les usines aux ouvriers, la paix aux nations, et son gouvernement avait fait tout ce qu’il avait pu en ce sens. Maintenant les gens veulent être sûrs du lendemain, ils veulent que leurs enfants fassent des études, ils veulent les soins médicaux de leur choix et abordables, de bons logements ; ils veulent la liberté et la sécurité. Ils veulent regagner tout ce qui a été perdu après 1991. Et pour y arriver il va falloir plaquer un certain nombre de banquiers dos au mur, à l’aube, c’est tout. On ne veut plus de gentil beau gosse à la tête du pays, voilà le premier commandement pour le retour de la gauche. La gauche doit rompre avec les libéraux.

C’est le bon moment pour divorcer. A moins qu’il soit déjà trop tard ? Ciel, mais pourquoi donc ? La gauche et les libéraux ont l’air de vivre des jours heureux ensemble. Au départ, c’était un mariage d’intérêt commun, mais c’est devenu un mariage d’amour. Jusqu’ici, en tout cas ; seulement l’espérance de vie de la gauche est devenue très courte, comme celle de l’amant d’une pieuvre. Ces créatures (Octopus cyanea, pour être précis) étranglent et mangent leurs partenaires dès qu’ils ont fini leur affaire. La gauche a fait son boulot, et elle est mûre pour être déglutie. Et qui va s’apercevoir que la gauche a disparu ?

Il m’arrive d’avoir honte d’appartenir à la gauche. Demandez aux gens dans la rue, pour quoi est-ce que la gauche se bat, et ils vous diront : ce sont des bons petits gars qui défendent de bonnes causes. Les toilettes transgenre, le mariage gay, la parité, les réfugiés syriens, le changement climatique, les accès pour handicapés, les primes pour les chômeurs, parfois. Ils sont contre la discrimination des immigrants, les insultes, ils sont pour la correction en politique, et les droits des minorités. La gauche déteste Poutine et Trump, et adore Israël, à part son  premier ministre actuel.

Ou pire encore. Je l’ai relu trois fois, ça m’a fait un choc, à l’estomac, et je ne pouvais pas en croire mes yeux : vous avez entendu parler de Paul Gottfried, l’honorable contributeur du site unz.com ? Il a qualifié l’ex patron de l’AntiDefamation League, Abe Foxman le rougeaud, d’ « un homme de gauche ». C’est une véritable insulte. Un juif nationaliste comme M. Foxman ne peut pas être de gauche. Staline l’aurait envoyé au fin fond de la Sibérie, où le dur labeur et le climat encore plus dur l’auraient guéri à jamais de son indignation et de sa constipation permanentes. La gauche n’est nullement « contre la majorité blanche et chrétienne », comme le prétend Gottfried. Les gens de gauche, les vrais,  sont pour la majorité, pour la classe ouvrière.

Il n’y a pas de désaccord entre les agendas des gens de gauche et des libéraux, direz-vous.Or, surprise pour les petits jeunes, jusqu’en 1990, la gauche et les libéraux étaient des ennemis acharnés. La gauche était pour les ouvriers ; son icône, Staline, était la terreur des libéraux ; il conseillait aux communistes allemands de faire alliance avec l’extrême droite allemande et non avec les libéraux ; son marxisme n’était pas une abomination culturelle, mais un vrai problème pour les gens riches. Mais après 1990, la gauche a rejoint les libéraux victorieux, pour des raisons pratiques. Comme cela se produit dans les mariages de raison, leurs rapports  ont viré à l’amour vrai, et il se peut qu’ils soient devenus un couple fusionnel.

En politique, le rasoir d’Ockam  est impitoyable. La gauche a perdu  son identité, et sa raison d’être. Aussi elle disparaît, dévorée par les libéraux. D’habitude, le chemin vers l’oubli passe par une coalition pour gouverner. Chaque fois que la gauche a rejoint le gouvernement des libéraux (qu’ils l’appellent unité nationale, front populaire, ou front contre la bête immonde), la gauche a fondu, digérée par la chaude étreinte des libéraux.

Je suis vraiment malheureux de voir que Counterpunch, une publication que j’aimais et pour laquelle j’ai écrit pendant des années et des années, a succombé à cette maladie. Ils peuvent toujours se qualifier eux-mêmes de voix de la gauche américaine, mais ils publient John Feffer. Cette bête nauséeuse, Feffer, est un « gauchiste » partisan de la libre circulation pour les migrants, de la guerre contre la Russie et contre Trump, et il a lancé un appel : « Tous ceux qui se situent à gauche d’Anne Coulter devraient être de notre bord. Plus que jamais, c’est le moment d’être unis ». Oh que non, moi je veux rester aux côtés d’Anne Coulter qui a écrit presque le même jour où Feffer pondait ses ordures : laissons la Russie devenir notre nation sœur. Et la dernière chose que je souhaite, c’est l’unité avec Feffer.

C’est l’unité pour tous de Feffer qui nous a amenés où nous en sommes : la gauche mourante, et les libéraux qui vont hériter du pactole. Et la droite antilibérale n’est pas une alternative viable, hélas. Les élections récentes en Hollande, le 15 mars dernier, en ont donné la preuve.

Je ne sais pas si vous avez suivi ces élections, l’évènement le plus intéressant et le plus important qui se soit produit aux Pays Bas depuis la glorieuse révolution. Il était impossible de prédire comment les Hollandais allaient voter. L’effet Trump arrive, disaient les gens  sombrement, et ils envisageaient que les Hollandais voteraient pour leur Trump à eux, qui s’appelle Geert Wilders.

Le pari était assez raisonnable. Les Pays Bas ont été gouvernés par une coalition morose de droite et gauche. Aucune différence si vous préférez la gauche ou la droite, puisque de toutes façons, la gauche et la droite gouvernent ensemble. C’est l’establishment qui gouverne, et la démocratie lui fournit un écran de fumée..

Avec un pareil gouvernement, on s’attendait à ce que le peuple vote pour un outsider. Mais pour qui? Les Pays Bas, comme le reste de l’Europe occidentale et l’Amérique du nord, ont un vaste électorat insatisfait, en tant que victimes du néolibéralisme, qui les qualifie de « déplorables ». Ils souffrent de se voir déplacés par des vagues d’immigrants, chassés de leurs emplois et logements, ils atterrissent quelque part comme intérimaires dans des macdo, et ne rêvent plus d’un emploi stable dans une aciérie.

Les “déplorables” pouvaient voter pour la gauche ancienne manière, parce qu’ils sont devenus chômeurs ou précaires, et ont été dépouillés par les riches et puissants ; mais la gauche d’aujourd’hui ne se souciait pas d’eux. La gauche vivait bien son alliance avec l’élite libérale, avec les financiers juifs et juifistes, et leurs médias ; la tolérance (ce qui veut dire la priorité aux immigrants), le marxisme culturel (qui n’a même pas une vague parenté avec le marxisme de classe au couteau entre les dents), l’élitisme, c’était le plus important.

Mais le parti de droite (VVD) devait montrer aux « déplorables » qu’ils étaient aussi méchants pour les Turcs et les musulmans que Gert Wilders, ou pires (meilleurs, vus de l’autre côté), dans la mesure où ils ont le pouvoir, tandis que Wilders ne l’a pas. Ils ont refusé que le jet turc atterrisse, et renvoyé un autre ministre turc hors de la Hollande. Les Turcs ont manifesté, et la police hollandaise a chargé contre la manif turque avec des bergers allemands féroces.

Les électeurs potentiels de Wilders étaient en extase.

Ils n’en avaient que faire, d’Erdogan, mais ils étaient contents que des ministres musulmans aient  reçu un coup de pied au derrière et que l’on ait lâché les chiens contre les Turcs. L’extrême droite appelle à chasser les musulmans, nous, on le fait : il était là, le message subliminal du VVD. Et ça a marché ! Contre toute attente, le VVD a gagné, le parti d’extrême droite de Geert Wilders a gagné quelques points, mais le parti  travailliste (le PvdA) a perdu les élections, laminé. Ce parti s’est désintégré. Une partie de son électorat est allée vers un parti de gauche plus radical, mais la majorité les a juste lâchés, dégoûtés.

L’establishment hollandais s’était débrouillé pour tromper la révolution trumpiste. Wilders s’est retrouvé dans un désert politique, les travaillistes se sont effondrés, les forces de centre droit vont rester au pouvoir. Les électeurs voulaient clairement un changement ; ils refusaient le néolibéralisme et la globalisation, mais ils l’auront de toute façon, et vlan, comme récompense pour avoir été vilains avec les Turcs.

La conclusion correcte des élections hollandaises, c’est que la gauche devrait aller plus franchement à gauche, et fausser compagnie à la droite libérale, si elle veut toujours être une force indépendante.

Les élections françaises ont commencé là où ont fini les élections hollandaises : avec la désintégration du parti socialiste. Rien à regretter : ce parti était devenu le jumeau de la droite libérale et poursuivait le même genre de politique. Les socialistes avaient rendu furieux les travailleurs avec leurs lois anti-travail rédigées par Macron, et ils avaient rendu furieux les catholiques en forçant le passage de leurs lois pour le mariage gay. Le candidat socialiste faisait 6% à l’issue du premier tour.

C’est Mélenchon qui a sauvé la cause de la gauche. Non seulement il s’est bien tiré du premier tour, mais il a même refusé de soutenir Macron au deuxième. Il aurait mieux valu  qu’il soutienne ouvertement Marine le Pen, mais c’était probablement trop dur pour un gauchiste français.

Dans l’état actuel des choses, un Français de gauche n’a pas d’autre choix que de voter Le Pen. Le Pen, ce n’est pas Geert Wilders, elle n’est pas aveuglée par une question unique. Elle a un soutien communiste solide. Ce n’est pas la candidate idéale pour la gauche, mais quand on est mendiant, on n’a pas le choix.

Si c’est elle qui gagne, la révolution mise en route par l’élection de Trump va se poursuivre. Si elle échoue, nous allons reculer, jusqu’à la case départ. Trump aura remporté sa victoire surprise pour rien. Les gens au pouvoir ont appris la leçon.

Peut-être que désormais la division droite-gauche n’a plus de raison d’être ; ce qui compte c’est l’attitude à avoir face au mondialisme et au néolibéralisme. Peut-être, je dis bien, en théorie, et je suis d’accord à ce niveau. Nous pourrions dire que peut-être Bannon aurait  mieux fait que Trotski. Mais nous constatons que la droite antimondialiste ne tient pas sa promesse. Bannon a été chassé, et Trump n’est pas sûr d’être décidé à renvoyer Janet Yellen de la Réserve fédérale faire ses valises. C’est précisément le moment où la gauche est attendue au tournant pour attaquer le bastion des banquiers et de leurs pairs.

Les antimondialistes de droite ne vont pas disparaître, de toute façon ; la gauche rajeunie des fils de Lénine devrait les considérer comme des alliés possibles. Cependant, les révolutions triomphent quand elles sont conduites par des hommes d’une carrure hors du commun, et ce genre de personnages peut surgir des deux côtés du spectre politique.

Israel Shamir peut être joint sur adam@israelshamir.net

Traduction: Maria Poumier

première publication: The Unz Review.

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