La Flottille pour Gaza a été arrêtée dans sa course par les Israéliens omniprésents et leurs amis juifs en Grèce et en France. Cela fait partie d’un schéma classique, direz-vous? Probablement. Mais je veux d’abord signaler qu’il y a là un avertissement.
J’aimerais, écrivait GK Chesterton dans son “Plaidoyer du journalisme pressé” (au chapitre IV de “L’apôtre et les canards sauvages”), que nous puissions trouver, en tête ou à la fin des articles que nous lisons, une note brève expliquant dans quelles conditions cela a été rédigé. Nous devrions lire “L’Australie va-t-elle adopter le bi-métallisme” et en petits caractères “sur l’impériale d’un autobus”, ou la mention d’un autre de ces endroits où nous les journalistes faisons l’essentiel de nos recherches savantes et rapprochements. Et dans un quotidien matinal enflammé, en gros titre : “La bataille de Ping Cho n’est pas terminée, dernière minute, selon un témoin oculaire”, complété par l’indication, à l’emplacement de rigueur, “magasin A.B.C., Strand”. Cela donnerait de la couleur à nos articles. La nature y reprendrait ses droits, comme elle se glisse dans le rougeoiement des fleurs et du vin.
Etant un disciple avide de Chesterton, je tendrais volontiers à lui emboîter le pas, et j’admets que ce qui suit, au sujet des derniers évènements du Proche Orient, a été écrit à l’aube, dans la contrée du chianti, près de Sienne, au milieu des grenadiers en fleur, des roses blanches et vermeilles, du vert tendre des oliviers se mariant au vert vif des vignes, sur les pentes sinueuses d’un sentier pierreux, une brume légère couronnant les sommets, et de minces ruisseaux serpentant tout en bas des vallées encaissés, puis, le soir, dans la danse des lucioles sur la garrigue odorante. Les figues sont encore vertes et dures, et pourtant elle sont déjà gonflées de leur douceur à venir. Il y a quelques fermes éparses sur les collines rondes. Ici l’on peut encore passer des journées entières sans rencontrer d’être humain. Les traces de l’homme sont ici légères et bienveillantes: des vignes soignées, des haies taillées, des fleurs fraîchement arrosées, et c’est tout.
La Toscane fait vibrer en moi une corde familière, comme lorsqu’on reconnaît son nom prononcé dans une langue étrangère. La Toscane devrait être une sur jumelle de la Palestine. Mon refuge de montagne dans la province de Sienne, on peut le retrouver facilement quelque part entre Ain Karim et Beth Jallah, ou ailleurs au sud ouest de Jérusalem. Les raisins du Cremisan de Bethleem sont aussi bons que ceux du meilleur Sangiovese. les églises ont les mêmes noms et les mêmes fresques aux murs: l’église de la visitation d’Ain Karim n’est pas loin de celle de San Gimignano, où la façade romane garde la mémoire des croisades, avec la Croix de Jérusalem des chevaliers de saint Jean, quoique l’église soit maintenant une cave à vins. La Toscane autrefois était fendue en deux par Guelfes et Gibelins, comme aujourd’hui la Palestine se trouve écartelée entre le Fatah et le Hamas.
Et pourtant Sienne a fini par connaître des jours meilleurs que la Terre Sainte. Elle a beau avoir été envahie et soumise (en particulier par les Médicis, qui prétendaient à la domination globale en 1555), elle n’a jamais eu à souffrir l’humiliation des murs de séparation cyclopéens. Les habitants de Sienne ont toujours été libres de prendre le frais sous leurs propres figuiers, et de savourer le jus de leurs treilles, ce qui est toujours refusé aux autochtones des Haut-Plateaux de Palestine.
Ce devrait être un lieu approprié pour rendre hommage à la tentative la plus récente pour libérer la Terre sainte, ou tout au moins pour rappeler qu’elle est bel et bien en captivité. Je salue mes nobles amis de la Flottille de la Liberté qui ont pris la mer mais ont été arrêtés par des moyens à la fois spécieux et délirants.
En 1820 déjà Lord Byron écrivait les stances qui suivent, comme s’il avait la Flottille de la Liberté en tête:
Quand un homme n’a pas chez lui de combat à mener pour la liberté, / qu’il se batte donc pour celle de ses voisins;/ qu’il repense aux gloires de la Grèce et de Rome, / et qu’il prenne des coups sur la tête pour ses travaux, / car faire le bien de l’humanité est un projet chevaleresque, / et c’est toujours noblement récompensé; / battez-vous donc pour la liberté où que vous le pourrez, / et, si vous n’êtes pas fusillé ou pendu, / vous en sortirez anoblis.
Ils n’en sont pas encore à se voir anoblis, parce que les Parques ont été généreuses avec eux: ils n’ont pas été assassinés comme les braves Turcs de la tentative de l’année dernière; leurs navires ont bien été sabotés, mais non pas dynamités comme le Sol Phryne. Et surtout, leur fiasco voyant a été aussi profitable qu’une victoire, que dis-je, encore plus, parce qu’il restera comme un puissant exposé des techniques de notre ennemi fuyant, arbitraire et impitoyable.
Dans la Flottille de la Liberté, pour la première fois, il y avait des Russes: ils ont lentement remonté la pente après l’effondrement stratégique de 1991, et ils rejoignent désormais la bataille. La brave journaliste russe Daria Aslamova a partagé ses frustrations avec les millions de lecteurs du dynamique KP (Komsomolskaya Pravda), le journal le plus lu en Russie. Elle était la seule journaliste des medias officiels à bord, et elle a pu informer en ces termes: “tous les ports de la Méditerranée ont été fermés au nez de la Flottille de la Liberté. En infraction à la loi maritime, les bateaux ont été arrêtés dans les ports grecs. Maintenant nous voyons qui est le véritable maître de la Méditerranée, qui est le patron mondial, et c’est Israël.” Les paroles fortes, et les émotions encore plus fortes invoquées par les libérateurs bloqués détruiront Israël plus vite que toutes les longues expéditions à Gaza, qui n’ont même pas été relayées par les media.
On a vu une autre illustration puissante de la force brute de l’ennemi et du grave manque de clairvoyance des Israéliens dans les aéroports. Quelques centaines d’Européens avaient prévu de se rendre en Cisjordanie, de marcher dans les pas d’Abraham et du Christ, de voir les anciens villages qui rappellent tellement la Toscane, de rencontrer les gens du cru. Tandis qu’un ministre italien du tourisme bénirait une semblable initiative, les Israéliens, bien au contraire, ont empêché la plupart de ces visiteurs de monter dans leurs avions, pour un tour à Bethléem et Bir Zeit. Et le tout s’est fait avec la collaboration active de plusieurs Etats européens et compagnies aériennes. Oui, Israël a volé à la Palestine une poignée de dollars, mais ces actions ont mis en lumière pour tout le monde leur blocus sur la Cisjordanie, moins contesté que celui de Gaza, mais tout aussi étouffant.
Cela n’augure rien de bon, cette démonstration de la capacité israélienne de mettre les Européens à genoux, pour la démonstration de force prévue pour septembre à l’ONU. Le Congrès US a menacé de cesser de payer son dû, pour commencer, et les Etats européens ont l’air d’avoir décidé de se rétracter. Sans les Européens, une résolution pro-palestinienne n’a guère de chances d’aboutir, et l’Europe agonise, dépassant les attentes des juifs révoltants avaient pensé.
Jamais les valeurs juives n’ont grimpé plus follement; cela dépasse les records antérieurs, annonçant des sommets effarants. Peut-être devrions-nous créer un nouvel indice du capital politique pour mesurer l’obséquiosité des lèche-cul du congrès US, le Dow Juifs? Jusqu’où pourra-t-il monter? Combien de temps pourra-t-il défier les lois de la gravité avant le krach inévitable?
Le Sénat US applaudit Netanyahu, comme le Sénat romain avait rendu hommage au cheval de Caligula jadis; le créateur de mode contemporain le plus célèbre et un réalisateur au sommet de sa gloire ont été publiquement jetés aux lions en pâture pour avoir osé dire tout bas du mal des juifs; le gouvernement grec coopère avec Tel Aviv pour retenir indéfiniment la Flottille, tandis que le sénateur Mark Kirk appelle des Forces Spéciales (probablement les scellés de l’US Navy) à régler leur compte aux braves Américains qui ont pris le maquis sur le navire “Audace de l’Espoir”, comme ils ont réglé son compte à Osama Ben Laden.
Mais la cerise sur le gâteau, c’est Slavoj Zizek. Il a fait son strip-tease façon Full Monty, pendant sa récente visite à Tel Aviv, alors qu’il était invité par quelques Israéliens sincèrement dissidents. Ils attendaient des mots d’encouragement, mais il a saisi l’occasion pour leur assurer que la lutte contre l’antisémitisme est plus importante que la défense des Palestiniens. Il a également manifesté une certaine tendresse, le philosophe slovène, pour Bernie Madoff l’escroc, le qualifiant “de bouc émissaire trop facile à blâmer, alors qu’en fait le vrai problème c’est le système qui a permis à Madoff de commettre ses crimes, qui l’y a même poussé.” Ce serait donc “le système” qui aurait jeté le pauvre Madoff dans la criminalité, comme Jack l’Eventreur avait été poussé par le système à embrasser la carrière d’équarrisseur.
Ce début prometteur l’a amené tout droit à sa philippique contre le fléau de l’antisémitisme qui ravage l’Europe et le monde, d’après lui: “on ne devrait pas tolérer l’antisémitisme, même chez les plus opprimés et les plus pauvres des Palestiniens”. Aucun doute que le professeur entende par antisémitisme toute objection à la rafle de terres palestiniennes par des Juifs.
“La véritable souffrance, et le vrai problème, c’est l’antisémitisme européen et américain”, a-t-il déclaré. Serait-ce qu’il a eu vent de quelque chose qui nous échappe? Les juifs européens et américains se voient-ils torturés dans de sombres donjons tandis que des Aryens aux yeux bleus leur confisquent leurs chaumières? Mais le meilleur était encore à venir.
Zizek a dit ceci: “un individu en provenance de la République Démocratique du Congo vendrait volontiers sa mère comme esclave, si cela lui donnait une chance de pouvoir s’installer en Cisjordanie.”
C’est la citation de l’année, à retenir!
Les enseignants de lycée vont pouvoir s’en resservir dans les exercices de cette année, de cet aphorisme merveilleux, tant du point de vue géographique qu’historique:
Si un nègre de la République Démocratique du Congo vendait tout naturellement sa mère comme esclave, si cela lui donnait une chance de pouvoir s’installer en Cisjordanie, combien d’autres de ses semblables n’enverrait-il pas encore en esclavage pour avoir une chance de rejoindre les chômeurs grecs ou français, ou les grévistes américains?
Peut-être que Zizek, couronné par la gauche d’hier, a-t-il inventé l’ultime argument en défense des vagues qui vont déferler bientôt, celles des programmeurs d’austérité du FMI; ce serait la riposte finale pour faire taire les travailleurs occidentaux qui pourraient avoir l’audace de manifester contre les structures de la finance internationale. Ils devraient déclarer qu’ils ne font que suivre le diktat du “système”, et qu’ils ne sont pas blâmables, car ils sont les véritables victimes du “système”. Et de toute façon, au Congo, c’est pire!
Mais voici une question encore plus intéressante pour les étudiants de cette année:
Si un nègre de la République Démocratique du Congo vendait tout naturellement sa mère comme esclave, pour avoir une chance de s’installer en Cisjordanie, combien d’autres encore Slavoj Zizek n’enverrait-il pas tout naturellement en esclavage pour avoir une chance de rejoindre l’establishment intellectuel de la Droite?
La réponse va de soi. Zizek vendrait toute la Palestine, et livrerait son âme immortelle en prime, gratuitement. Quant à sa mère, non seulement il la vendrait bien volontiers, mais il assurerait personnellement la livraison. C’est un professeur, et il sait que la meilleure stratégie pour faire sa propre promotion consiste à gémir sur l’antisémitisme et à défendre les réserves apparemment inépuisables du monde en escrocs du genre Madoff.
Sa rhétorique immonde et raciste n’a pas soulevé un murmure. Les braves dissidents sincères qui le recevaient n’ont pas cillé, ils ont trouvé tout ça normal, ou bien ils ont regardé ailleurs. Certes, que pourriez-vous attendre d’autre de la part d’un nègre? Peut- être qu’il vendrait effectivement sa mère pour avoir une chance de servir son maître blanc. Les aspects historiques et internationaux de l’esclavage en ont été extirpés; l’esclavage a été réduit à quelque chose que les noirs attirent sur eux-mêmes, ou bien il est présenté comme une arnaque utilisée par les noirs pour grimper dans l’échelle sociale. Mais en tout cas, on en a fait quelque chose d’inoffensif.
Le chaleureux professeur ne se retrouvera pas banni du Festival de Cannes. Sa rhétorique servile sera remarquée par Bernard Henri-Levy et d’autres puissantes lumières. Il va recevoir encore plus d’invitations à prendre la parole devant des auditoires de plus en plus consistants. Même ma critique lui servira de caution supplémentaire. J’ai eu la chair de poule lorsque le discours de Zizek a frôlé les fortes sentences de David Mamet (“Les Israéliens ne demandent qu’à vivre en paix dans leurs frontières; les Arabes ne demandent qu’à les flinguer tous”) mais il s’est retenu.
Tant que les professeurs invités sauront de quel côté la tartine est beurrée, nous serons condamnés à être témoins de débâcles à répétition, comme la Flottille. Tant que nous ne comprendrons pas l’importance de la Palestine pour l’avenir du monde, nous serons piégés dans une “Crise du Moyen Orient” sans fin.