Le premier ministre israélien est comme ce veau du proverbe russe : « Veau qui flatte tète deux mères ». Après sa rencontre fructueuse avec le président Trump, il a filé chez l’ennemi numéro des US, se jeter au cou de son bon ami le président Poutine, à Moscou la ville glacée, où il est toujours chaudement accueilli. Cette fois-ci, il est arrivé juste avant Pourim, la joyeuse fête juive où les juifs célèbrent leur ascension légendaire en Perse, il y a environ 2500 ans. Cette fête, qui tombe le dimanche 12 mars cette année, comptait beaucoup pour les deux hommes. Pour respecter la tradition, Netanyahou était censé apporter à son hôte des gâteaux de Pourim, les homentashen en yiddisch, ou « oreilles d’Haman[1] », des gâteaux triangulaires fourrés à la confiture.
Le lendemain de Pourim, vous pouvez assister à la plus intéressante scène de rue dans le quartier juif orthodoxe de Jérusalem, Mea Shamrim, et voir des jeunes filles parfaitement costumées en habits du XVIII° siècle porter des corbeilles en osier garnies de douceurs, des shalahmones pour leur amis et proches, comme autant de Petits Chaperons rouges. Pourim, c’est le carnaval juif, leur Mardi gras, et cela tombe à peu près au début du Carême chrétien. Le carnaval, c’est quand on fait les choses à l’envers : les juifs se saoulent et vocifèrent ; autrefois il leur arrivait de malmener des chrétiens, de préférence un prêtre, et ils satisfaisaient généralement leurs envies d’ébats divers.
Poutine, toujours aussi amical, a souhaité un joyeux Pourim à son hôte, et Bibi, comme en repérage, a aussitôt révélé l’objet de sa visite. Les Perses avaient voulu exterminer les juifs ce jour-là, mais Dieu les en avait empêchés, a-t-il expliqué. De nos jours, les Iraniens, qui sont toujours persans, veulent éliminer les Juifs, mais l’Etat juif est désormais puissant, etc. Et Bibi venait pour demander à Poutine de lâcher l’Iran., de chasser les combattants iraniens de Syrie, de bloquer le transit iranien vers le Liban, ou encore de se joindre à une coalition anti-Iran ; la référence à Pourim était un argument de plus pour conforter son audacieuse requête.
Poutine était donc censé jouer le rôle d’Artaxerxès, le stupide roi des Perses, qui avait été convaincu par la séductrice Esther de se prêter à un massacre des ennemis des Juifs et de donner aux Juifs un traitement préférentiel, celui dont ils jouissent jusqu’à aujourd’hui. Bibi jouait le rôle d’Esther dans cette performance style Pourim-Spiel, la saynète comique que les Juifs aiment bien monter à l’occasion de Pourim. Il tentait d’appâter Poutine avec la perspective de se retrouver au coude à coude avec le président Trump, le roi d’Arabie saoudite et lui-même, tous ensemble contre les méchants Persans.
Netanyahou craignait que la guerre en Syrie soit bientôt finie (il aimerait qu’elle dure éternellement, jusqu’au dernier Syrien) et les Iraniens qui ont tellement contribué à la victoire de Damas vont probablement rester et continuer à approvisionner leurs amis du Hezbollah syrien. Et cela signifie qu’Israël ne pourra plus bombarder Libanais et Syriens aussi librement que d’habitude. Les Russes n’ont jamais utilisé leurs missiles S-400 contre les jets israéliens quand ils faisaient intrusion en Syrie, mais les Iraniens pourraient ne pas être aussi rétifs pour riposter. Il y a quelques jours à peine, les Iraniens ont fait la preuve que leur système doté de S-300 russes est parfaitement opérationnel.
Netanyahou aurait pu essayer de tenter Poutine en soulignant sa capacité pour mobiliser le lobby israélien à ses côtés, et pour clouer le bec aux hystériques anti-Russes à Washington. Les juifs ont un grand pouvoir aux US, et le premier ministre de l’Etat juif peut certainement les manipuler à sa guise, si Poutine acceptait sa requête. Et Trump a déjà fait quelques déclarations très anti-iraniennes, ce qui rend la suggestion plausible.
Beaucoup de gens attendaient avec anxiété de voir comment Poutine allait répondre à son séducteur juif. Poutine lui a ri au nez. Même si vous ne regardez jamais de vidéos, je vous recommande vraiment de ne pas rater ces quelques secondes de franche rigolade, où le président russe parfaitement détendu, après avoir écouté le premier ministre israélien comme un père indulgent face à son fils qui vient pour la énième fois d’inventer un prétexte pour lui faire acheter un jouet dangereux. Rien à faire, fiston, s’est dit Poutine, et il a répondu : « c’était il y a deux mille cinq cents ans. On vit dans un monde différent, à présent. »
Personnellement, je n’étais pas vraiment anxieux, parce que ce dialogue avait été répété quelques jours plus tôt par le député et ministre des Affaires étrangères Michal Bogdanov et les journalistes de Al Hayat, ce journal arabe important, dont le propriétaire est saoudien, qui paraît à Londres. Bogdanov est un excellent diplomate, courtois, portant beau, spirituel, intellectuel et gagnant à être connu. Il a été ambassadeur russe à Tel Aviv et au Caire, et il connaît tous ceux qui comptent au Moyen Orient par leur prénom. Il est aussi le représentant spécial, désormais, du Président, pour le Moyen Orient. C’est un homme qui en sait plus que tous les autres en matière de politique étrangère russe au Moyen Orient. Ses réponses ne pouvaient pas être très éloignées des idées de Poutine.
Il était cuisiné par Raed Jabr, le correspondant à Moscou de Al Hayat, un sombre et svelte Palestinien qui représente le point de vue arabe dominant de Ryad à Beyrouth. Vous souvenez-vous de la ligne préférée des présidents US et législateurs, selon laquelle “le jour ne passe pas entre les US et Israël » ? Si l’on en juge par les questions insistantes de Jabr, aucun rai de lumière ne saurait filtrer entre les US et l’Arabie saoudite.
A tout bout de champ, l’homme d’Al Hayat demandait quand les Iraniens se retireraient de la Syrie. M. Bogdanov lui a répondu : « en Syrie, il y a des dizaines de milliers de volontaires étrangers : des milliers de Tunisiens, de Marocains et d’Afghans, tandis que les Iraniens, comme les Russes, sont en Syrie à la demande du gouvernement légitime, et seul le gouvernement légitime peut leur intimer des ordres de mouvement. La direction officielle pourra demander à toutes les forces étrangères de se retirer une fois la solution acquise. »
Ses paroles ont été transmises de façon imprécise mais claire par le Washington Post : « Les autorités légales qui auront été choisies légalement en Syrie seraient les seules à avoir le droit de demander le retrait de toutes les puissances étrangères du pays », aurait dit Bogdanov. En fait, Bogdanov ne parlait que du gouvernement légitime après un accord, pas nécessairement d’un gouvernement choisi de telle ou telle façon.
Bogdanov rejetait le discours sur l’exportation de la révolution iranienne, et le supposé désir de l’Iran d’étendre son influence au Moyen Orient, tout particulièrement en Irak, en Syrie, au Liban et au Bahrein. Il appelait au rapprochement entre US et Iran, avec une participation saoudienne. En Syrie, il a appelé un système laïc de ses vœux, nullement un système chiite , ni musulman sunnite, ni chrétien, accédant au pouvoir par des élections libres, loyales et transparentes dans le pays et à l’étranger, incluant la participation des réfugiés dans les pays limitrophes comme dans les pays plus éloignés, sous les auspices des Nations Unies.
Bogdanova regretté le fait que les US veulent garder l’Iran en dehors des négociations sur la Syrie. « Les Américains agissent sans respecter les lois internationales. Nous devons respecter la souveraineté de la Syrie, qui est un Etat membre des Nations Unies. » Il est visiblement pessimiste quant aux relations avec les rebelles. « Ils disent que la révolution ne s’arrêtera pas avant le renversement du régime, quand Bachar al Asssad et sa clique auront été traînés devant un tribunal international. Avec un tel objectif, la guerre peut durer éternellement. »
Il a rejeté l’idée que les Iraniens veuillent exporter la révolution islamique. « Les Iraniens disent que la révolution islamique relevait de la politique intérieure, pour correspondre aux intérêts du peuple iranien. » Il a rappelé la présence militaire iranienne à Oman dans les années 1970 à la demande du gouvernement légitime. Quand les troubles avaient pris fin, les Iraniens avaient quitté Oman sans objection. »
Il a appelé à des pourparlers entre l’Iran et les Saoudiens, à Moscou ou ailleurs, par l’entremise des Russes. Bogdanov a également rejeté le point de vue saoudien sur la guerre du Yémen (les Saoudiens considèrent qu’ils sont habilités à traiter du Yémen, mais que les Iraniens devraient en être exclus). Il a rejeté l’attitude turque envers les Kurdes en Syrie (« Pourquoi la Turquie est-elle d’accord pour un Kurdistan irakien, mais n’accepte pas un tel Kurdistan en Syrie ? Je pense que cela ne les regarde pas. C’est l’affaire des Irakiens et des Syriens. C’est au peuple syrien et non à l’Etat russe ou turc de décider ».)
Il a résumé la politique russe en ces termes: « La Russie veut s’en tenir à la légitimité internationale. Nous sommes liés par le principe de non-ingérence dans les affaires internes des autres pays, ce qui comporte aussi la non-ingérence dans nos affaires internes. Nous respectons le processus démocratique et non pas les révolutions de couleur. Pour arriver à une entente entre les parties, le principe du ni vainqueur ni vaincu est le plus souhaitable. »
Cette interview de Mikhaïl Bogdanov répond entièrement à la question sur un engagement éventuel de la Russie contre l’Iran : c’est niet. En politique, bien des choses sont possibles. La politique n’est pas un jeu scout, je m’y connais en realpolitik. Mais il n’y a absolument aucune raison pour que la Russie lâche l’Iran en échange de quelque promesse obscure et pourimesque de Netanyahou.
Israël et les US sont désormais réputés pour leurs initiatives perfides. Des Philippines à l’Egypte et à l’Azerbaïdjan, les pays qui ont été jadis pro-américains se sont vus trahis, et depuis tournent le dos à Washington. Les US ne sont plus un partenaire fiable. Si M. Trump arrive à contrer la révolution rose dans son pays et à s’affermir comme un vrai chef, alors peut-être pourra-t-il restaurer la crédibilité américaine. Mais en attendant, les US ne sont pas fiables. Et pour ce qui est de la duplicité israélienne, il suffit de voir comment les Israéliens ont tenu leurs promesses faites aux Palestiniens à Oslo. Les Iraniens sont loin d’être des gens rectilignes, mais ce sont des alliés, et ils se battent au coude à coude avec les Russes en Syrie, où la partie est terminée mais où la guerre n’est pas encore finie. La realpolitik élémentaire dit aux Russes de rester soudés avec l’Iran et de rejeter les offres de Bibi.
Mais les Israéliens sont tenaces. Il y a quelques jours, le ministre israélien de la Défense Avigdor Lieberman a appelé, dans un entretien pour le Die Welt, à la création d’une alliance militaire « sur le modèle de l’Otan », entre Israël, Arabie saoudite, et Etats du Golfe contre l’Iran et les chiites. L’Etat juif a donc été pleinement assimilé dans son environnement comme partie prenante du bloc sunnite réactionnaire pro-occidental. Et voilà, ce n’est plus un mouton noir.
Il y a une issue, c’est de promouvoir un arrangement entre les Saoud et l’Iran. Le contentieux entre les deux Etats est ancien, beaucoup plus ancien que la révolution islamique, mais il y a eu des compromis antérieurement, en particulier au milieu des années 1970, et maintenant les choses sont mûres pour une nouvelle transaction. Les Saoudiens ont dépensé bien trop d’argent pour déstabiliser la Syrie et pour une guerre sans espoir au Yémen. Les Russes peuvent les inciter à trouver une solution. Et cela calmerait aussi les ambitions israéliennes en faveur d’une nouvelle série de guerres.
Mais pour cela, il faut d’abord vaincre la révolution rose à Washington, et le président Trump devrait procéder à la démilitarisation de la politique étrangère US. L’alternative, une guerre avec l’Iran, est trop horrible à envisager.
Et Bibi, alors ? Il a reçu un lot de consolation : un cadeau de Pourim très significatif, de la part de Poutine. Ce n’est pas la tête d’un combattant iranien sur un plateau d’argent, ni des gâteaux ou les oreilles d’Haman dans une corbeille, mais un livre vieux de cinq siècles, La Guerre des Juifs, de Flavius Josèphe[2]. C’est un livre bien choisi, qui devrait rappeler à Bibi le fou qu’il vaut mieux faire des compromis que de tenter de gratter le ciel. Les Juifs de Flavius Josèphe auraient pris du bon temps sous la protection d’une Rome bienveillante, s’ils n’avaient pas visé trop haut, et attiré sur eux la catastrophe.
Peut-être aussi que Poutine avait à l’esprit une autre sentence de Flavius Josèphe qui disait : les Juifs avaient une représentation de la capitale perse sur la porte de leur temple, pour leur rappeler que les Perses avaient rendu le temple aux Juifs, et qu’ils devaient être respectés et redoutés par les Juifs à jamais.
Joindre Israel Shamir: adam@israelshamir.net
Traduction: Maria Poumier
Première publication: The Unz Review.
[1] Sur l’éclairante histoire d’Haman, voir le texte de Shamir, publié en 2006, Le Syndrome d’Haman
[2] Flavius Josèphe vécut entre 37 ap.J-C et 100, mais l’exemplaire offert par Poutine à son hôte a été publié en 1526 en toscan, juste après l’invention de l’imprimerie.