Le calme régnait, lorsqu’une autre force prit possession des lieux : des Chrétiens de Jérusalem, venus soutenir leurs voisins assiégés. Ce fut spectacle merveilleux, évoquant le temps des Croisades, de voir le Convoi de la Solidarité emmené par des évêques et des prélats de toutes obédiences, catholiques, orthodoxes et musulmans, portant croix et bannières et brisant l’encerclement du bouclage israélien pour emprunter ensuite les ruelles outrageusement défoncées qui conduisent à l’Eglise de la Nativité. Par opposition à la Croisade de Bush en Afghanistan, cette Croisade-ci a été accueillie avec joie tant par les Chrétiens que par les Musulmans, aucune brisbille n’opposant ces deux communautés étroitement mêlées. Nous passâmes devant la carcasse brûlée de l’Hôtel Paradis (qui a été atteint de plein fouet), devant des pylônes électriques cassés en deux, la partie supérieure pendouillant dans le vide, devant les photos de jeunes garçons et filles tués par les francs-tireurs israéliens, apposées sur les murs, tandis que les gens du coin sortaient de leurs abris pour venir rejoindre le cortège.
Des tanks israéliens quittèrent les rues principales et allèrent rejoindre leurs antres en se traînant lourdement, comme des dragons dérangés dans l’observation de leur proie. En chemin, j’ai rencontré des tas de vieux amis, des boutiquiers du coin, des guides. Ils étaient plutôt résignés “Vu l’état des choses, avec cette guerre qui continue, disaient-ils, il n’y a pas de touristes, pas de revenus, pas d’espoir. Jérusalem et Bethlehem : soit elles se tiennent debout ensemble, soit elles tombent ensemble”. Bethlehem est en fait une banlieue de Jérusalem : combien de fois ne suis-je venu, avec mes touristes et mes pèlerins dans cette ville bourgeoise aux villas spacieuses, aux magasins de souvenirs géants, aux familles gréco-palestiniennes, aux religieuses impeccables, aux meutes de touristes et aux nombreux expatriés, prospérant grâce à l’Eglise de la Nativité, grandiose édifice de l’ère justinienne et plus ancien bâtiment de toute la Palestine.
L’esplanade devant l’église, la Place de la Crèche (ou de la Grotte), était pleine d’habitants de la ville qui profitaient de la chance qui leur était offerte de profiter un peu du soleil après plusieurs journées passées derrière les volets clos. Dimanche dernier, sur le porche de l’église, un franc-tireur israélien a tué un garçon du coin, âgé de seize ans, Johnny Thaljieh, et son doux visage nous observe, depuis un poster imprimé à la hâte. Cette place a été rebâtie par l’Autorité palestinienne dans un style italianisant, il y a tout juste deux ans, avant les festivités du Millénaire. Au temps de l’administration israélienne directe, c’était un parking sordide réservé aux jeeps de la Police des frontières et aux autobus de tourisme.
Dans l’église, parmi les prêtres et les laïcs, j’ai remarqué un Américain, grand, élancé, avec une moue fière, de longs cheveux bouclés et un couvre-chef exotique. C’était le Rabbin Jeremy Milgrom, du mouvement “Rabbins pour les Droits de l’Homme”. “Je croyais être le seul Juif, ici”, me dit-il. “Je suis certain que des milliers d’Israéliens viendraient s’ils connaissaient la situation”. C’est vrai. La télévision israélienne, docile comme un média de Staline, a minimisé l’invasion et diffusé des vues bénignes de tanks amicaux surveillant des rues tranquilles. N’empêche que, la nuit d’avant, Jérusalem avait été le théâtre d’un gros meeting de Juifs réclamant l’expulsion des non-Juifs de la Terre Sainte. La télévision israélienne a indiqué, le vendredi soir, juste avant l’incursion, que les deux tiers des Israéliens juifs étaient favorables à cette “solution” mortifère. Toutefois, chacun d’entre nous a la liberté de choisir, et le Rabbin Milgrom a choisi un judaïsme vivable. J’étais puissamment heureux de le voir : Dieu sait, peut-être cette Sodome a-t-elle seulement besoin de quelques justes ?
Dans l’église, il y avait des trous dans les pierres, laissés par les impacts de balles : les équipages des tanks israéliens s’entraînent à l’utilisation des mitrailleuses lourdes qui hérissent leurs tourelles en tirant sur le berceau du Christ. Cela me rappela un ouvrage de William Dalrymple, qualifié de “splendide, efficace et impressionnant” par la critique du Financial Times, “Depuis la Montagne Sainte” [1] : il y indique que, “au cours d’une flambée d’attaques contre les propriétés de l’Eglise, en Israël, une église de Jérusalem, une chapelle baptiste et une librairie chrétienne avaient été entièrement brûlées. Il y avait eu des tentatives d’incendier les églises anglicanes de Jérusalem Ouest et de Ramleh, ainsi que deux églises à Saint-Jean d’Acre. Le cimetière protestant du Mont Sion avait été profané, pas moins de huit fois.”
Il aurait pu ajouter l’histoire de Daniel Koren, ce soldat israélien qui a pulvérisé sous ses balles les icones du Christ et de la Vierge Marie dans l’église Saint-Antoine de Jaffa. Dalrymple mentionne les agissements du maire conservateur de Jérusalem, Ehud Olmert, qui a ordonné la destruction des fondations de monastères chrétiens et d’églises, récemment découvertes à Jérusalem, au cours de fouilles archéologiques, afin d’occulter jusqu’à la mémoire d’une présence chrétienne en Terre Sainte. C’est le même Ehud Olmert qui a détruit (dans sa ville) encore trois maisons palestiniennes de plus, ce matin, tandis que nous parcourions les rues de Bethlehem.
Dans la Grotte de la Nativité, quelques cierges étaient allumés et une famille palestinienne priait en silence devant l’Etoile, comme le faisaient leurs ancêtres, depuis le cruel prédécesseur de Sharon, le Roi Hérode le Grand. Je me suis mis à penser à l’étrangeté de la coïncidence : pourquoi cette incursion a-t-elle commencé juste au moment où les bombardiers de l’US Air Force écrabouillent les villes afghanes ? Apparemment, le gouvernement de Sharon a décidé d’utiliser l’expédition américaine en Afghanistan aux fins de reconquérir la Palestine. Dans un désastre, un voleur ne voit qu’une opportunité de voler. Tandis que nos yeux sont fixés sur les déserts, au-delà de la rivière Oxus, tandis que les Américains sont rendus fous d’angoisse par un peu de poudre blanche dans une enveloppe, tandis que les organisations humanitaires maugréent devant les masses d’Afghans affamés, tandis que la flotte anglo-américaine fait obstacle à une aide possible venue d’Irak ou de Syrie, les Israéliens mettent la main sur ce qui reste de la Palestine et éradiquent la mémoire du Christ de Sa terre natale.
Les supporters de Sharon, dans les médias américains, lui ont apporté leur soutien en faisant monter d’un ton leur vague de ratonnades anti-arabes et de leur chant de guerre raciste. “Les traits fuyants, retors, pas nets – bref, sémitiques – d’un Bin Laden caricaturé transparaissent dans chaque bulletin d’information : appel à peine dissimulé au racisme du téléspectateur américain. Le Dr. Joseph Goebbels n’aurait pas fait mieux”, a rapporté sur la situation américaine l’historien britannique David Irving. Il sait de quoi il parle : il est le biographe mondialement reconnu de Goebbels…
Le président Bush a demandé qu’Israël se retire immédiatement. Il l’a fait “sotto voce”, tout en disant par ailleurs qu'”il n’y aurait pas de discussion avec les Afghans.”. Nous verrons bien qui l’emportera, si les remontrances du Président atteignent Israël, si cet aboiement sera suivi ou non d’un coup de canine.
Dans le roman humoristique de P. G. Woodhouse, Une Demoiselle en Péril, on peut lire cette répartie, qui irait comme un gant au Président Bush :
“Votre raisonnement semble ne présenter aucune faille. Mais à quoi cela nous avance-t-il ? Applaudissons l’Homme de Logique… mais qu’en est-il de l’Homme d’Action ? Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de vos belles cogitations ?”
Après la grande église, notre procession se rendit à Beit Jala, une cité jumelle de Bethlehem. Les deux hôpitaux de Beit Jala ont été bombardés, dix personnes ont été tuées dans cette localité par des tirs israéliens aléatoires, au petit bonheur la chance. Les familles éprouvées étaient réunies dans la cour de l’église, portant des portraits de leurs proches disparus et recevant les condoléances.
Particulièrement touchante, la beauté frappante de Rania Elias, une jeune fille de vingt ans, tuée par une roquette israélienne dans son lit même. Sur son portrait, elle portait une robe de mariée immaculée : ce fut son linceul.
Beit Jala est sombre, mais debout. Dans ses rues, des jeunes hommes munis de mitraillettes AK. “C’est le Tanzim”, expliqua en français un prêtre à un de ses frères en religion. Les gars du Tanzim qui avançaient au pas de charge me rappelaient, avec leur béret sur la tête, les jeunes “barbudos” de Fidel Castro, un peu comme si la révolution palestinienne était en train de connaître une deuxième jeunesse. Leur défilé parti, les tanks avancèrent et le chant des armes légères se répondant en écho au-dessus des villes jumelles se fit entendre.
Un chauffeur de taxi juif, colosse au teint basané, me prit en charge devant le barrage de contrôle. L’énorme volant de sa Mercédès tournait comme un joujou dans ses énormes paluches. Il ressemblait comme deux gouttes d’eau à un guérillero imposant du Tanzim, que j’avais vu quinze minutes et un kilomètre auparavant, dans le camp de réfugiés de Aida. “J’ai vécu toute ma vie avec des Arabes”, me dit le chauffeur de taxi. “Ma femme me dit que je suis un Arabe de coeur. Nous devrions vivre ensemble. Les choses étant ce qu’elles sont actuellement, avec cette guerre qui continue, il n’y a pas de touristes, pas d’argent, pas d’espoir. Jérusalem et Bethlehem ? Soit elles sont debout ensemble, soit elles s’écroulent ensemble”…
Eh oui, n’en déplaise au lavage de cerveau officiel, il y a une compréhension, des deux côtés de la grande “Séparation”. La Terre Sainte est indivisible. Elle doit être entretenue conjointement par nous tous, dans l’égalité. Il y a assez d’espace pour prier, pour jouer, pour cultiver des oliviers, pour écrire des programmes informatiques et pour piloter des touristes. Les tanks doivent partir et, avec eux, la frontière artificiellement tracée entre Israël et la Palestine.
– Note :
[1] Editeur : Harper Collins Publishers, 1997. ISBN 0 00 6547745 – http://www.fireandwater.com
[traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier]