Israel Shamir

The Fighting Optimist

La percée syrienne

ENGLISH TRANSLATION: A Syrian Breakthrough

Les Russes et leurs alliés syriens ont coupé la principale ligne d’approvisionnement des rebelles par le nord d’Alep, le corridor d’Azaz. Nous avions écrit il y a quelques jours : « ce corridor d’Azaz est une étroite bande de terre qui relie la Turquie aux forces rebelles à Alep. Elle a rétréci jusqu’à faire moins de dix  kilomètres par endroits, mais l’armée syrienne n’arrive pas à la reprendre. Pour la réussite de toute l’opération, il est capital de s’emparer du corridor et de couper les lignes d’approvisionnement, mais il y a un obstacle politique sérieux, et des difficultés militaires. Lors de la dernière rencontre entre Lavrov et Kerry, le Secrétaire d’Etat a supplié par six fois son homologue russe de ne pas intervenir dans le corridor d’Azaz. Les Américains ne veulent pas avoir à constater une victoire russe ; et les Turcs menacent d’envahir si le corridor est bloqué ».

Et voilà, c’est fait, le corridor est bloqué. On pouvait s’attendre à une grande bataille, et il y a juste eu un déplacement mineur vers quelques villages chiites, mais le corridor était si étroit que cela a suffi. Mes correspondants dans la zone parlent de rebelles qui se précipitent vers la frontière turque. Ils sont suivis par bien des civils, qui redoutent la bataille finale pour Alep qui est sans doute pour bientôt, sauf si les rebelles disparaissaient ou s’évaporaient soudain. Lorsqu’Alep et tout le district d’Alep aura été repris par l’armée syrienne, nous pourrons féliciter Poutine et Assad, et le peuple syrien avec eux, ce sera une magnifique victoire, du moins si cela se produit effectivement.

Jusqu’à présent, malgré quelques mois de combats et de bombardements, les Russes et les Syriens n’avaient que quelques succès spectaculaires à montrer, comme effet de leurs efforts. Cela n’avait rien d’un blitzkrieg mais d’avancées maison après maison ; simplement, de petits villages changeaient de mains. Maintenant ça commence à bouger, avec l’armée syrienne qui arrive aux frontières de la Jordanie et de la Turquie, et qui coupe les vivres aux différents groupes rebelles. Les islamistes encerclés dans la poche d’Alep peuvent encore tenir longtemps, mais il semblerait qu’ils aient perdu quelque peu leur esprit combatif.

Les Saoudiens ont dévoilé leurs plans d’envoyer leurs troupes de choc en Syrie, ostensiblement « pour combattre les terroristes », mais en fait pour prévenir leur défaite et garder une partie du territoire syrien sous contrôle salafiste. Cela pourrait comporter des dangers, et le président Assad a promis que des hôtes indésirables rentreraient chez eux les pieds devant. Quoi qu’il en soit, les Saoudiens n’ont pas de troupes à envoyer ; leur armée est retenue au Yémen et a bien du mal avec l’indomptable Ansar Allah. Même là, les Saoudiens doivent s’appuyer sur des mercenaires colombiens. S’ils envoyaient le reste de leurs forces en Syrie, leur base se retrouverait bien vulnérable face à l’imprévu, qu’il s’agisse d’une contre-offensive d’Ansar Allah, d’une intervention iranienne ou d’un soulèvement chiite de grande ampleur.

Les Russes alertent sur une invasion turque imminente en Syrie. Les médias russes ont la bave aux lèvres, ils évoquent la perfidie turque ; un véritable rituel des Deux minutes pour la Haine (voir Orwell) sur les chaînes de TV publiques revient plusieurs fois par jour. L’idée est d’effrayer les Turcs  pour qu’ils ne bougent pas tant que l’opération au nord n’est pas terminée. D’un autre côté, l’opposition russe projette des scénarios glaçants à base de janissaires trucidant la jeunesse russe sur le terrain syrien. Les média turcs tentent également d’instiller la terreur parmi les russkofs en annonçant ce qu’ils sont capables de faire.

Si vous avez jamais eu l’occasion plonger parmi les coraux de la Mer Rouge, peut-être aurez- vous croisé un poisson spécial, appelé Abou Nafha en arabe, une sorte de poisson lune. Il se gonfle comme un ballon pour terrifier ses ennemis potentiels. Cette tactique ne s’arrête pas au royaume liquide. Les Britanniques sont les meilleurs à ce petit jeu, et ils ont déclenché une campagne visant à semer la panique, et à saper le moral aux Russes.

Dans une succession rapide, ils ont passé quelques films sur la BBC. D’abord on a vu Poutine en méga-oligarque, l’homme le plus riche au monde, avec quarante (ou quatre cent ?) milliards de dollars en poche. C’était un des thèmes préférés de Stanislav Belkovsky, un écrivain de l’opposition, russe, juif et corpulent, qui a produit plusieurs ouvrages sur Poutine dans la meilleure tradition du journalisme de caniveau.

Il avait décrit le président russe comme un homosexuel latent excessivement riche cherchant à fuir le Kremlin pour aller se prélasser dans les mers chaudes. C’était juste avant les élections de 2011. S’il avait tellement envie de prendre sa retraite, il avait une bonne occasion de le faire, au lieu de briguer à  nouveau la présidence.

La BBC a épousseté le pavé en en a tiré un film sur le riche, feignant et corrompu Poutine. Aussitôt Adam Szubin, sous-secrétaire d’Etat au Trésor, a immédiatement confirmé la chose : oui, nous savons de source sûre que Poutine est fabuleusement riche et excessivement corrompu. Bill Browder, qui a été le plus grand investisseur étranger en Russie, condamné en absence à une longue peine de prison en Russie pour fraude fiscale et autres tours de passe-passe, a déclaré sur CNN : Poutine a 200 milliards de dollars. Il les garde sur des comptes offshore en Suisse et ailleurs. Comme s’il était possible de soustraire une grosse fortune à la curiosité des services secrets. Si Poutine avait de l’argent caché à l’étranger, le pactole aurait été confisqué ou gelé par les US depuis des années. Pas besoin d’être un génie pour savoir qu’il est impossible de cacher un gros tas de millions. Quelques millions de dollars à la rigueur, mais pas même une dizaine.

Ces allégations semblent faire partie obligatoirement des campagnes de diffamation. Tous ceux qu’ils détestent sont toujours décrits comme les hommes les plus riches au monde. Un garçon modeste comme le président biélorusse Loukachenko y a eu droit, comme Poutine. Kadhafi était réputé « fabuleusement riche », Saddam Hussein aussi, mais au bout du compte on n’a jamais rien trouvé après leur mort. Autrefois, on pouvait garder ses richesses dans un coffre-fort, mais l’argent moderne n’est qu’une licence accordée par les US, et révocable à tout moment.

Les amis et collègues de Poutine se sont enrichis, c’est vrai. Il y a beaucoup d’histoires dans la Russie de Poutine qui rappellent l’ascension de Halliburton et du vice-président Cheney, ou les magouilles d’Enron et de Blair. Poutine a encouragé ses fidèles à se constituer des trésors personnels de façon à contrecarrer l’immense empire des oligarques. La Russie n’est pas plus propre que ses « partenaires » occidentaux. Mais ce n’est pas un Etat mafieux tenu par la corruption tel que le décrivent ses adversaires. Le capitalisme est ce qu’il est, et il est bien assez hideux sans qu’on en rajoute. Les maîtres anglais ont donné la parole à un déserteur russe qui a dit que Poutine était homosexuel et pédophile. Pas besoin de preuves à l’appui. Cela n’a pas empêché le Daily Mail d’illustrer la chose avec une photo de Poutine embrassant un gamin lors d’un bain de foule, comme n’importe quel politicien.

L’entreprise la plus horrifiante dans la campagne britannique d’intimidation est le documentaire caricatural Third World War, inside the war room (Troisième Guerre mondiale : dans la salle de guerre) . Cela vous a des airs de reportage sérieux : les résidents russes en Lettonie réclament leur autonomie, parce qu’ils ont été défranchisés par les autorités nationalistes. Le gouvernement envoie la troupe. Un convoi humanitaire russe leur apporte   de la nourriture et une assistance médicale. L’Otan décide envoyer des renforts. Bientôt on en vient aux échanges à coup de bombes nucléaires, et c’est la fin du monde. Je reconnais que c’est un film qui peut vous faire frémir, pire que Freddie Kruger.

On a bien l’impression que cette campagne d’épouvante est liée à la bataille en cours pour Alep. Les US et leurs alliés ne tentent pas de s’en mêler, et c’est une bonne nouvelle, mais ils essaient d’effrayer les Russes pour qu’ils s’abstiennent d’attaquer l’enclave rebelle. Pendant ce temps, les Turcs n’ont pas franchi la frontière, quoiqu’en disent les dépêches, de façon erronée. Une instance philanthropique islamique turque appelée IHH a organisé un grand camp pour les  réfugiés près du point de passage à la frontière, du côté syrien. Je connais l’IHH, et je leur ai rendu visite il y a quelques années à l’occasion de leur travail humanitaire à Gaza. Cela ne va pas jusqu’à l’intervention, et on peut espérer que ça n’ira pas plus loin. Le premier ministre de la Turquie Ahmed Davutoglu a dit que les Turcs se battraient pour Alep, mais il est probable qu’ils ne s’y risqueront pas sans soutien occidental.

La Turquie peut ouvrir une nouvelle voie d’approvisionnement vers Alep, c’est juste un problème technique. A l’ouest, la région d’Alep borde l’ancienne province syrienne d’Antakya (Antioche jadis), ou Liwa Iskenderun, en arabe. Les maîtres coloniaux français ont passé la province à la Turquie en 1939. Maintenant elle s’appelle Hatay. Les rebelles reconnaissent Hatay comme une partie de la Turquie, tandis que le gouvernement syrien le voit comme un territoire occupé, comme les hauteurs du Golan occupées par Israël. Théoriquement, les Turcs pourraient approvisionner les rebelles par Hatay, mais il n’y a pas de bonne route, juste de vieilles pistes inadaptées pour de gros convois. Et il n’est probablement plus temps de construire une nouvelle route. Gardons  quand même en tête cette éventualité.

Une nouvelle campagne fait rage dans les médias occidentaux, en termes –vous l’aurez deviné– de génocide sous couvert de bombardements russes. Le journal favori des libéraux impénitents, leGuardia n, a déjà publié quelques articles de la même tonalité larmoyante que lorsqu’ils poussaient à l’invasion de la Libye, de l’Irak et de l’Afghanistan.

J’aimerais appeler au cessez-le-feu, mais seulement une fois que les rebelles auront accepté de déposer les armes et de participer à des élections. Autrement, un cessez-le-feu ne fera que prolonger les souffrances. Comme la première tentative pour relancer les négociations à Genève s’est terminée avant même d’avoir commencé, les parties en présence se dont donné un répit jusqu’au 25 février. Si dans ce délai les bombardements russes et l’offensive de l’armée syrienne mettent un peu de bon sens dans la tête des rebelles, ils seront encore capables de se faufiler au parlement et dans le gouvernement, et là, le cessez-le-feu adviendra de toute façon.

Israël a fait profil bas, autour de la guerre de Syrie. Ils espéraient que, comme disent les juifs, le sale boulot pour les justes juifs serait fait par des méchants comme Daech. Cet espoir se trouve sévèrement ébréché par les évènements sur le terrain. Et les hommes politiques israéliens se sont mis à clamer tout haut que la défaite de Daech sera un désastre pour l’Etat juif. Le premier a été Yuval Steinitz qui l’a dit franchement, et il a été suivi par les autres. Cependant, cette information, le fait que Israël soutient Daech, a été soigneusement cachée aux lecteurs US, et par les médias russes également. Dans les deux grands pays, les gens sont censés croire qu’Israël est horrifié par Daech, et prie pour sa destruction.

Les  succès russes dans la guerre de Syrie n’auraient pas été possibles sans la prudente neutralité d’Obama. Peut-être qu’il aura mérité son prix Nobel de la paix, après tout. Un autre président américain aurait fait de la superbe aventure russe un pur enfer, même sans entrer directement en guerre. Rendons hommage à qui le mérite : Washington permet, sans le dire, aux Russes de sauver la Syrie, malgré les geignardises israéliennes et les glapissements saoudiens.

La défaite de Mrs Clinton la va-t-en-guerre au New Hampshire est le signe que les Américains veulent la paix, la paix au Proche Orient et la paix avec la Russie. Et désormais  c’est envisageable.

Israël Shamir est basé à Moscou, et peut être joint sur israel.shamir@gmail.com

Publication de l’original : The Unz Review .

Traduction : Maria Poumier

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