Israel Shamir

The Fighting Optimist

La Ville de la Lune

Une ogive, c’est un hommage à la Lune : elle est formée de deux croissants affrontés. La pleine Lune, quant à elle, sert de modèle à la voûte parfaitement semi-circulaire, prisée des Romains. Les arches outrepassées des musulmans sont parfois ornées de pointes : c’est qu’elles sont formées de sept croissants de Lune accolés. Un étudiant en architecture avisé pourrait rédiger une somme sur l’Histoire de l’Arcature, en prenant tous ses exemples dans cette ville palestinienne ancestrale : Naplouse.

Dans la Casbah, un passage voûté débouche dans un autre passage voûté, créant des enfilades, et disparaissant dans les ombres épaisses. Près de la Mosquée Salihiyyéh, les passages souterrains forment une rose des vents, qu’on dirait calquée sur quelque antique portulan. Mon regard s’enfonce dans la pupille noire d’une ouverture, il trébuche sur des arcatures semblables aux lames du diaphragme d’un vieil appareil photo. Naplouse ? Une véritable taupinière ! Des générations de petits nains industrieux pourrait creuser tout un labyrinthe de galeries sous les maisons de pierre indestructibles de la Vieille Ville, reliant les bazars, les mosquées et les églises.

Husseïn, imbattable dans l’art de trouver son chemin, me conduit à travers les tunnels. Suscitant partout ailleurs la claustrophobie, à Naplouse, ils vous protègent et vous entourent d’une protection quasi maternelle. Ils nous dissimulent à des yeux malveillants qui épient, aux viseurs des francs tireurs nichés sur le Mont du Blasphème. Nous devons traverser une place, une place à l’italienne, bien proportionnée, avec un mignon terrain de jeu pour les enfants, au milieu. Nous rasons les murs de bâtiments trapus, de style colonial. Les passages étroits et confinés ne nous font pas peur. Les espaces ouverts, si.

Des balles hurlent au-dessus de nous, viennent frapper un mur caché à nos yeux. Une mitrailleuse répond et, très vite, un orchestre nocturne de volées de projectiles et d’éclairs secoue l’air montagnard. La ville est assiégée depuis six mois, depuis Avril, et les Juifs tirent, sporadiquement, sur ses habitants. Les façades donnant sur la place à l’italienne sont rehaussés des portraits vivement colorés des tués : un garçonnet, de cinq ans, une jeune fille, à côté d’un combattant costaud et moustachu. Le dôme doré de la coupole du Rocher, symbole palestinien de la parfaite harmonie, brille derrière leur tête, couronnant les martyrs de gloire. A Naplouse, vous n’êtes jamais seul : les yeux des francs-tireurs et les yeux des martyrs vous suivent, partout.

L’impression, bizarre, d’être une proie, s’empara de moi. Je me souvins de la première fois où on m’avait tiré dessus – c’était parmi les collines grisâtres et jaunes qui dominent l’autoroute Suez-Le Caire. L’artillerie égyptienne avait ouvert le feu contre nous, compagnie de jeunes parachutistes qui venions d’atterrir dans le désert. Les projectiles, en tombant, soulevaient des nuages de sable et de poussière, la terre tremblait sous les impacts, tout proches, tout à fait à la manière dont elle tremblait sous les impacts lors des exercices de l’hiver précédent, lorsque l’artillerie censée nous couvrir avait mal calculé sa hausse et nous avait presque ensevelis sous ses salves. « Qu’est-ce que vous foutez, imbéciles d’artilleurs – pensais-je – regardez un peu : nous sommes là ; vous nous tirez dessus ! Allez-y, continuez comme ça et vous finirez par nous avoir ! » Mais soudain, je réalisai que là, ce n’était pas une erreur. Ce n’était pas les manouvres d’hiver ; c’était la guerre – la vraie. Et l’artillerie nous visait, pour nous tuer.

Nous nous faufilâmes dans un immeuble moderne, et montâmes au deuxième étage en empruntant un vaste escalier : là, nous entrâmes dans le Café Internet. C’était plein de monde : des jeunes, garçons et filles, défiant les tirs des snipers, étaient venus dans ce lieu de refuge et d’évasion. Certains d’entre eux étaient des combattants ; ils profitaient d’une relative accalmie. Ayant posé leurs fusils AK au-dessus de l’écran de leur micro-ordinateur, ils dialoguaient ‘online’ avec leurs correspondants de Californie, de Bahreïn, de Stockholm ou de Damas.

Je tape un message depuis Naplouse sur un forum israélien et je reçois rapidement une réponse d’un David Silver, de Tel Aviv. « Je n’ai pas pitié d’eux. Je ne suis pas triste pour ce qui leur arrive. Si cela dépendait de moi, je les enverrais TOUS au Diable. Avec leurs gamins, leurs filles, leurs jeunes filles à marier, leurs femmes, leurs grand-mères, leur croyance simplette à leurs propres mensonges, leur ruse bestiale, leur patience et leur désespoir, leur rire, leurs larmes, leur nourriture, leur fierté et leur héroïsme, leur revanche, leur force de travail. : DEHORS ! Leurs pères, leurs époux et leurs grands-pères sont des assassins sanguinaires, des admirateurs de meurtriers, des scélérats, des voleurs, des lâches et des menteurs pathologiques. Après l’expulsion, ils pourront rechercher notre amitié, quoi que je n’en aie rien à cirer ». Voilà réglé le sort de la « pitié et de la douce obstination contre la violence, inhérentes aux Juifs », chères à Jean-Paul Sartre (certes, c’est en 1945 qu’il écrivit cette ineptie.)

Un percolateur italien ultra-moderne brillait de tous ses voyants verts et rouges, laissant échapper sa vapeur dans un sifflement impressionnant. La guerre, dans une ville moderne, a de ces aspects incongrus : les ordinateurs sont connectés au réseau mondial, les télécopieurs crachent leurs rouleaux impeccablement imprimés de nouvelles fraîches, la boulangerie ouvre ses portes, à chaque accalmie dans les bombardements, un cousin arrive du Kentucky et de jeunes combattants potassent leurs cours en vue de leur exam’ du lendemain, à l’université du coin.

Il était bien difficile de comprendre que, juste de l’autre côté de la vallée, des garçons du même âge étaient positionnés sur les collines, venus de petites villes côtières, afin de réduire Naplouse. C’était pourtant la réalité. Un gros boum ! secoua le bâtiment ; les écrans des ordinateurs s’éteignirent, comme dans un clignement. C’était une mine artisanale, dit un jeune combattant. Non : c’était un obus de mortier de 81 mm, corrigea son ami. Ils se précipitèrent vers l’extérieur, par l’escalier imposant, et nous les suivîmes dehors, sous le ciel étoilé. C’est souvent à ces heures là que les Israéliens envoient leurs forces de reconnaissance. Ils entrent dans les maisons, raflent les hommes et les emmènent dans leurs cellules de torture. Pour extraire de l’information, disent-ils, mais il y a un autre objectif : un homme torturé, comme une fille violée, c’est un être brisé et soumis. Plus de cent mille Palestiniens et un nombre incalculable de Libanais ont été torturés par les Israéliens, qui détiennent probablement en la matière un triste record du monde. Les combattants descendent dans les rues afin d’arrêter l’avancée des tortionnaires, ou au moins pour leur faire payer le prix.

Le rapport des forces est incroyablement disproportionné : la troisième (peut-être même est-ce la seconde) armée au monde, soutenue par l’unique superpuissance mondiale, contre ces jeunes hommes et ces jeunes femmes. Si les Israéliens le voulaient, ils pourraient pénétrer dans la Vieille Ville au moment de leur choix ; de nuit comme de jour. Lors du sanglant avril 2002, plus de cent hommes et femmes furent massacrés, à Naplouse. Une famille au complet, de huit personnes, a trouvé la mort lorsque les tanks et les bulldozers blindés israéliens écrabouillèrent leur maison à la limite de la ville : ils étaient à l’intérieur. Une autre maison a été bombardée par un F-16, et les ouvriers de la municipalité ont eu toutes les peines du monde à extraire les cadavres de deux célibataires âgées des gravats.

Mais la ville est vivante. Dès que les bombardements et les tirs s’arrêtent, les citoyens sortent de chez eux et s’aventurent dans l’insécurité des marchés, ignorant le couvre-feu. Des marchands déplient leurs étals de fruits et légumes, l’odeur des épices emplit à nouveau l’atmosphère, de vieilles femmes venues des villages voisins se faufilent et viennent vendre leur huile et leurs olives concassées – ne sommes-nous pas au cour du pays des oliviers ? Les mosquées sont bondées, bien qu’elles n’offrent aucunement un abri sûr : les Israéliens ne voient aucun inconvénient à tirer sur les mosquées et les églises. En avril, une petite chapelle catholique a été réduite à l’état de ruines ; l’église orthodoxe de Saint Demetrios a par miracle échappé à l’explosion d’un missile qui a dévasté la rue juste en face. La Mosquée Verte, la plus ancienne de la ville, a été défoncée par un tank. Mais elle a été réparée, depuis lors.

La rapidité avec laquelle les bâtiments sont réparés est étonnante. A peine les tanks ont-ils abandonné les gravats, les équipes de la municipalité arrivent : elles retirent les cadavres des morts, extraient les blessés et commencent à consolider les murs. Mais les Israéliens détruisent plus vite que les habitants de Naplouse ne peuvent reconstruire. Les chenilles des tanks ont pulvérisé le sols carrelés des bazars, démolissant le réseau d’eau potable flambant neuf. Les traces de dévastations récentes se fondent parmi les ruines laissées par le tremblement de terre de 1927, et aussi d’un autre, beaucoup plus ancien, au deuxième siècle avant Jésus-Christ : les Juifs avaient rasé au sol l’ancêtre de Naplouse, l’antique Sichem (ses murs cyclopéens, vieux de quatre millénaires, sont encore visibles en bordure du camp de réfugiés de Balata, juste à la sortie de la ville).

Mais la cité ne mourut pas. Le règne juif en Palestine fut sanglant, cruel, mais plutôt bref. Le pays fut conquis par l’envahisseur juif durant la seconde moitié du deuxième siècle avant Jésus-Christ, les villes furent ruinées et la population en fut chassée, réduite en esclavage ou réduite à l’état de « juifs indigènes de seconde catégorie », comme cela fut le cas, aussi, en Galilée. Des impôts exorbitants, le génocide et l’apartheid étaient des calamités rampantes, déjà à l’époque. Soixante ans plus tard, l’empereur Pompée le Grand débarqua sur les côtes de Palestine, et il libéra les Palestiniens du joug juif.

Après que l’armée romaine eût soumis les Juifs rebelles, les soldats romains à la retraite épousèrent de belles femmes du coin et ils reconstruisirent la ville, qu’ils nommèrent Neapolis, ou Naplouse. Elle est encore aujourd’hui digne de son nom de baptême romain, Neapolis ou Naples, par la continuité de ses styles architecturaux et le tempérament ardent de ses habitants. Ses maisons poussent à la manière d’arbres, arborant de douces transitions de ses nombreuses périodes historiques. Les fondations romaines, en douceur, laissent la place aux soubassements byzantins, se transforment là en structure abbasside, là-bas se transmuent en villa citadine d’un Croisé et finissent dans les dernières réparations faites en mai, après le dernier bombardement israélien : c’est un alliage parfait, dans le temps et dans l’espace.

Telle est la maison de Husseïn. La voûte de la cave a probablement été construite par un maçon du coin à l’époque de Titus Flavius, tandis que le toit vient d’être terminé. Debout, sur la terrasse, nous voyons en face de nous la silhouette imposante et sombre du Mont Garizim (du Blasphème), avec sa base militaire israélienne. Le halo jaune des projecteurs couronne son enceinte de fils de fer barbelés, les moteurs des tanks rugissent comme des dragons attendant le signal de dévaler et de dévorer la ville. En bas, dans la rue, des combattants, un petit groupe, brandissent leurs kalachnis. De l’autre côté de la vallée, le Mont de la Bénédiction s’élève jusqu’à l’église de la Sainte Vierge et le site du temple samaritain. Soudain, les éclairs de départs de tirs éteignent les étoiles, et nous rentrons à l’abri tandis qu’une mitrailleuse lourde commence à balayer la ville.

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