Israel Shamir

The Fighting Optimist

Le Venezuela, une nouvelle Syrie

ENGLISH TRANSLATION: Venezuela, a New Syria

Il y a quelques jours, un Iliouchine 62M de ligne amenait plus d’une centaine de soldats et d’officiers russes à Caracas. De façon hautement symbolique, ils avaient fait une escale en Syrie, une façon de dire que le Venezuela est le prochain pays, après la Syrie, qu’il va falloir sauver de la ruine et du démembrement? La mission militaire était dirigée par le chef d’Etat major, le général Tonkoshkourov (“la peau fine”) un nom qui aurait qui aurait enchanté Vladimir Nabokov.

“Comment osez-vous, s’est écrié John Bolton, mettre votre nez dans l’hémisphère occidental! Bas les pattes! Le Venezuela, c’est notre arrière-cour à nous”. Mais les Russes n’ont rien voulu savoir. Il y a quelque temps, ils avaient essayé d’émettre des objections au stationnement de chars US positionnés en Estonie, à quelques enjambées de St Petersburg, et tout ce qu’ils y avaient gagné, c’était un sermon sur le thème de la souveraineté, comme quoi “l’Estonie n’a pas à demander la permission aux Russes pour recevoir une assistance militaire américaine”. Ils viennent de revenir sur le sujet avec John Bolton et son patron. “Et commencez par quitter la Syrie”, ont-ils ajouté.

C’est un nouveau palier dans les relations russo-américaines, ou faut-il parler de confrontation. Pendant très longtemps, les Russes s’étaient persuadés que leur sympathie pour les US était réciproque, ou qu’ils obtiendraient quelque chose en retour un jour ou l’autre. Seulement voilà, la page est tournée, leur regard s’est dessillé, et ils ont fini par réaliser que l’animosité américaine est implacable. “Ces Russes sont vraiment sourds si c’est seulement maintenant qu’ils se réveillent”, vous dites-vous tout bas. Il suffit de lire les commentaires à l’article du New York Times au sujet de l’éxonération de Trump par Muelller pour découvrir que la haine de la Russie est au menu quotidien des élites américaines, tout autant que l’amour d’Israël. Voilà où on en est.

Mais les Russes avaient aussi une tradition d’opposition. Ils avaient eu des sentiments tendres pour la grande nation d’outremer à l’époque des tsars, puis des soviets, et encore plus dans les années post-soviétiques; Ils aimaient la bravoure américaine, ses hardis pionniers, ses fermiers, le jazz et Hollywood. Ils comparaient le cri de guerre “toujours plus à l’ouest, les gars” avec leur propre exploration de la Sibérie. Ils comparaient leurs cités poussant comme des champignons à Chicago. Khroutchev admirait leur maïs et appelait son peuple à concurrencer pacifiquement l’Amérique. Les classes cultivées et occidentalisées, ce qu’on appelle l’intelligentsia russe, étaient aux côtés des US pendant la guerre du Viet-Nam, et tout au long des guerres du Moyen Orient.

Cet amour de l’Amérique avait été si étroit qu’il n’y avait pratiquement pas de films russes ou soviétiques avec les Américains dans le rôle du méchant. C’est vrai, il n’y a pas d’équivalent des antagonistes de Rambo, ou d’Igor dans les films d’horreur classiques. Les Américains dans les films russes sont de braves garçons, à quelques exceptions près, dans des films de série B. “Nous ne faisons pas confiance à la Russie, jamais nous ne les croirons. Ils ne deviendront jamais nos amis… Nous allons leur botter les fesses à chaque occasion”, ces paroles mémorables de Nikki Haley n’avaient pas de contre-partie russe, on ne connaissait pas ces sentiments.

Maintenant cela pourrait bien changer. Le dernier film d’action russe  The Balkan Line montrait un commando russe opérant en Bosnie et au Kossovo contre les alliés de l’OTAN, des islamistes trafiquants d’organes, tout à fait selon le schéma du thrilller turc La Vallée des Loups. Il est sorti pile pour l’anniversaire du bombardement de Belgrade, l’évènement traumatisant entre tous pour les Russes post-soviétiques. Lorsque Clinton avait ordonné le bombardement de la Serbie, l’alliée de la Russie et sa correligionnaire, malgré le plaidoyer russe et leur intercesion, les Russes avaient compris que leur changement de régime avait attiré les catastrophes sur leur tête. Le premier ministre Primakov apprit la décision de Clinton alors qu’il était en route pour Washington, et il ordonna au pilote de faire demi-tour au-dessus de l’Atlantique. Quelques mois plus tard, Poutine prenait la présidence de la Russie, et celle-ci prit un nouveau cap, plus affirmé, mais encore amical pour l’Amérique.

Cependant, les US persistaient à traiter la Russie comme un Etat vaincu, comme l’Irak après Saddam ou le Japon en 1945. C’en était trop. Les Russes pouvaient accepter dêtre traités comme des vassaux, mais des vassaux importants, méritant d’être écoutés et ménagés. Avec Le soutien US à  l’insurrection islamiste en Tchétchénie ou l’encouragement à l’agression géorgienne, le lien s’est brisé.

Jusqu’à une date récente, nous avions la version de Poutine sur ce qui n’allait pas, telle qu’offerte dans ses entretiens avec Oliver Stone. Maintenant nous disposons de la version américaine, et curieusement, elle n’est guère différente compte tenu de l’évolution du contexte. La version US des choses a été offerte par William J Burns, un diplomate américain vétéran, et ambassadeur à Moscou. Cela a été résumé comme suit par Vladimir Golstein de la Brown University:

  1. La Russie était censée agir comme un partenaire junior obéissant aux US. “L’Amérique pensait que Moscou allait s’habituer à ce statut de partenaire junior, et s’accommoder de l’expansion de l’OTAN jusqu’à sa frontière avec l’Ukraine à contre-coeur. Hélas, la poussée du président Bill Clinton vers l’est avait renforcé le ressentiment russe”. Quelle surprise!
  2. La Rssie s’attendait à un quiproquo pour son soutien aux US après le 11 septembre, mais “Poutine a profondément mal interprété les intérêts et la politique ades Américains. L’administration Bush n’avait pas le moindre désir de négocier le moindre partenariat avec la Russie contre al-Qaida, elle ne voyait aucune raison pour ce faire. Elle n’était nullement tentée de faire des concessions à un un Etat sur le déclin”, dont les offres furent ignorées.
  3. Les Américains n’ont pas tenu compte des avertissements russes. L’ambassadeur raconte que Poutine lui disait de retenir le président géorgien téméraire de s’attaquer à ses clients russes, mais cette mise en garde avait été ignorée.
  4. Le changement de régime en Libye “avait énervé Poutine, On disait qu’il était en train de regarder la vidéo macabre de la destitution du dirigeant libyen Mouamar Kadhafi capturé alors qu’il se cachait dans un tunnel de drainage et qu’il se faisait abattre par des rebelles soutenus par l’Occident, une fois de plus”. Apparemment, c’est à ce moment que Poutine avait pris conscience enfin que  nul ne survivrait si la position russe ne s’affirmait pas. Après le Russiagate, l’inimitié entre les vieux adversaires a atteint des  niveaux inédits.

Non, Je ne regrette rien, et je ne regrette pas, en particulier, que les relations russo-américaines aillent de pire en pire. Le monde a besoin d’équilibre, et les Russes constituent un contrepoids à la main lourde de l’once Sam. Le pire moment, dans l’histoire récente, c’est vers 1990, quand la Russie avait pratiquement cessé d’exister en tant que facteur important de la politique internationale. C’est à ce moment que les US ont ravagé le Panama et l’Irak, bombardé Belgrade, créé al-Qaida, et démoli leur propre classe ouvrière. Si Maduro le chauffeur de bus enragé et basané avait essayé de dire non à Washington dans les années 1990, il aurait été enlevé, arrêté et traîné devant la justice pour viol sur mineur ou pour trafic de drogues, et coffré pour trente ans. Le président russe d’alors, Boris Eltsine, n’aurait même pas remarqué, entre deux cuites, que le Venezuela se retrouvait brutalement ramené à un statut colonial.

Heureusement, la Russie et les US n’en sont qu’aux altercations verbales, et les pays qui veulent échapper aux diktats impériaux ont le choix. Le Venezuela en fait partie. Le président Maduro a souligné que la visite des conseillers militaires russes avait été prévue de longue date. Même si techniquement cest vrai, la position de la Russie a bien évolué au cours du mois de mars.  Quand les US ont bloqué les comptes bancaires du Venezuela, Maduro a annoncé qu’ils les avaient transférés à la Gazprom Bank. Les Russes qui sont dans le pétrole se seraient bien passés de cette révélation. J’en ai parlé avec un pdg d’une compagnie pétrolière qui regrettait vivement les imprudentes paroles de Maduro. “Et voilà, maintenant c’est notre banque qui va se retrouver sous le feu des sanctions, et nous courons à la ruine”, disait-il. Il ne pouvait pas tenir sa langue, Maduro? On aurait géré ses avoirs à bas bruit, sans que cela soit perçu comme une provocation pour les Américains.” D’autres officiels importants à Moscou ont dit que de toute façon le Venezuela était fichu, et qu’il valait mieux s’occuper d’autre chose.

Mais la visite de la vice-présidente vénézuélienne doña Delcy Rodríguez à Moscou a changé la donne. Cette dame aussi élégante que dynamique est une oratrice excellente et convaincante. Elle a fait une apparition sensationnelle lors de la conférence de presse avec Serguéi Lavrov. En quelques mots choisis, elle a détricoté l’écheveau de mensonges qui étouffe son pays. Malgré les sanctions, le Venezuela vit mieux que ses voisins la Colombie, le Guatemala, le Honduras. Il héberge six millions de réfugiés économiques et politiques en provenance de Colombie, et qui ne veulent pas rentrer chez eux. Ils préfèrent souffrir dans le Venezuela socialiste. Et tandis que des milliers de Centre-américains se fraient un passage vers le Rio Grande, les US devraient s’occuper d’eux et régler le problème au lieu d’être obsédés par le Venezuela. Cet exode en cours part des Etats clients les plus dociles envers Washington. Nous avons aussi entendu dire que les US ont détourné $31 milliards de dollars en avoirs vénézuéliens, et en ont refilé un (petit milliard) au  quidam embauché pour faire président à la place de Maduro, le petit Guaido.

Pendant quelques jours, la Russie a hésité. Ceux qui sont sur une ligne pro-américaine ont un pouvoir bien réel à Moscou, et ils appelaient à lâcher Caracas. Ils rappelaient aux gens un danger imminent et tout-à-fait certain: les US peuvent bloquer les avoirs russes en dollars et interdire toute transaction en dollars aux entreprises russes. Cette modalité de guerre a été expérimentée en Corée du nord et en Iran avec des effets dévastateurs.

Les Russes s’attendent à ce genre de mesure; c’est pourquoi ils augmentent leurs réserves en or, et vendent leurs actions et obligations US. Ils sont prêts pour le moment attendu, mais ils préfèrereaient le retarder aussi longtemps que possible.

Et pourtant, malgré la menace, Poutine a décidé de soutenir le Venezuela de Maduro. C’est ainsi qu’un nouveau palier dans la guerre hybride a été franchi. Les Vénézuéliens ont déménagé le quartier général de leur compagnie pétrolière à Moscou, et la circonspecte Russie les a accueillis.

Aussitôt, les US ont répondu avec des attaques cybernétiques sur les centrales électriques, provoquant une panne très étendue. C’est probablement la première cyber-agression déployée sur les infrastructures de l’ennemi. La destruction des centrales iraniennes grâce au Stuxnet avait un rayon d’action limité, et n’interférait pas au niveau de l’économie générale du pays. Le réseau électrique du Venezuela avait fait l’objet d’une mise à jour récente, et d’une importante modernisation, par la grande firme internationale ABB. Une fois que tout a été rénové, la firme a fait savoir dans ses communiqués à la presse que désormais le Venezuela était doté de l’équipement le plus performant et pointu. D’où l’on peut déduire qu’un équipement dernier cri est aussi plus vulnérable aux cyber-atttaques.

Chaque changement de régime organisé par Washington en Amérique latine a comporté une attaque sur l’approvisionnement en énergie (pensons par exemple au renversement d’Allende au Chili), mais jusqu’à  présent, l’adversaire devait mettre les mains dans le cambouis, physiquement, pour saboter les centrales électriques et les lignes à haute tension. Maintenant ils ont appris à le faire depuis l’étranger, depuis Miami. Les Vénézuéliens ont fait remarquer ue la première annonce de leur panne, c’est Marco Rubio qui l’avait proférée. “Marco Rubio a averti quelques heures avant la panne que les Vénézuéliens allaient subir le rationnement le plus strict en matière de combustible et de nourriture; ce faisant il révélait qu’il était bien au courant qu’un choc sévère allait se produire dans les prochaines heures”. Le site Moon of Alabama accepte également l’explication par une cyber-attaque, tout en nuançant: un gros foirage, c’est quelque chose qui peut arriver, rappelle-t-il, et les US aussi ont connu des pannes comparables.

J’ai demandé à un expert russe en matière de guerre cybernétique son avis, et il m’a confirmé qu’une cyber-attaque sur les infrastructures est faisable. Il mettait cela en relation avec la bataille US contre le géant de la communication chinois Huawei; c’est le seul grand fournisseur qui ne fournit aucune espèce de porte dérobée “backdoor” accessible aux opérations d’espionnage de la NSA.

Les Russes ont décidé de donner un coup de main au Venezuela. Ils ont envoyé des experts en cybernétique, une mission militaire; ils achètent son pétrole au Venezuela et brisent le boycott américain contre le peuple bolivarien. Ils aident aussi l’Iran à contourner les sanctions.

Les Russes n’ont pas de grosses ambitions. Ils ne cherchent pas à gouverner le monde, ni même à dominer leurs voisins. Ils ne veulent pas affronter l’empire. Si on les laissait tranquilles, ils se contenteraient d’avoir la paix. Mais si on les bouscule, et c’est ce qui se passe maintenant, ils vont répliquer. Du point de vue russe, même les politiciens américains les plus hostiles reculeront avant une collision apocalyptique. Et si ce n’était pas de cas, eh bien tant pis.

Joindre Israel Shamir adam@israelshamir.net

Source: The Unz Review.

Traduction: Maria Poumier

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