Israel Shamir

The Fighting Optimist

Notre bon vieux temps

«Nous vivions dans un paradis communiste, mais nous n’en avions pas conscience… » Combien de fois n’ai-je entendu des ex-citoyens de l’ex-URSS, des Russes et des Tadjiks, des Ukrainiens et des Baltes, répéter cette phrase? Je suis entièrement d’accord avec eux : la Russie soviétique était un pays peuplé de citoyens spirituels et cultivés, qui aimaient leur travail, étaient fiers de leur pays, méprisaient l’argent, étaient accueillants et affables. Stephen Gowans (dans son article Hail the Reds, http://www3.sympatico.ca/sr.gowans/reds.html) a prononcé un éloge éloquent de ce paradis perdu:

En sept décennies d’existence, et bien qu’elle ait dû consacrer énormément de temps à préparer des guerres et à les mener, puis à s’en remettre et à se reconstruire, l’Union soviétique a réussi à créer ce qui restera un des plus grands achèvements de l’histoire humaine : une puissante société industrialisée débarrassée de la plupart des inégalités de fortune, de revenus, d’éducation et de chances dans la vie, ces inégalités qui étaient les stigmates de la période précédente, de celle qui l’a suivie, et de la période contemporaine, ailleurs ; une société dans laquelle les soins médicaux et l’éducation, y compris universitaire, étaient gratuits (et où tous les étudiants recevaient des bourses d’études) ; où les loyers, les services et les transports publics étaient subventionnés, sans oublier les livres, les périodiques et les manifestations culturelles ; où l’inflation avait été éliminée, où les retraites étaient généreuses et la médecine infantile prise en charge intégralement par l’Etat. En 1933 – le monde capitaliste étant alors profondément empêtré dans une crise économique dévastatrice – on déclara le chômage aboli en URSS, et aboli il demeura tout au long des cinq décennies et demie suivantes, jusqu’à ce que le socialisme, lui-même, fût aboli. Les Communistes mirent en place une sécurité sociale plus robuste que celle assurée par les démocraties, y compris dans sa variante socio-démocrate à la mode scandinave ; mais elle disposait de moins de ressource, en raison d’un niveau moindre de développement (économique) et, cela, contre vents et marée : en dépit des efforts inflexibles déployés par le monde capitaliste afin de s’assurer de l’échec du socialisme. Le socialisme soviétique était un modèle pour l’humanité, et il l’est resté. Tout au moins, il demeure un modèle de ce qui peut être obtenu, en-dehors des limites et des contradictions inhérentes au capitalisme. Il y a plus de treize ans aujourd’hui, le Communisme soviétique fut condamné, et le Libéralisme anglo-américain remporta sa troisième grande victoire en un siècle. Ce furent des années très difficiles pour les Russes : l’espérance de vie chuta de manière drastique, l’industrie s’effondra et les grandes conquêtes de l’ère soviétique furent démolies. Mais la vie du citoyen ordinaire devint bien pire, dans l’Europe occidentale triomphante. Et aux Etats-Unis victorieux, aussi, car les classes aisées perdirent leurs grandes peurs : peur de la révolte des travailleurs, et peur inspirée par la possibilité d’un mode alternatif de développement. Ce n’est que grâce à cette grande peur que les conquêtes sociales de la classe ouvrière occidentale avaient été arrachées, aussi furent-elles remises en cause, tandis que la Russie était transformée en un pays de taille moyenne, sans importance particulière. »

Stephen Gowens a bien vu ce phénomène ; de fait, son essai est une protestation contre un Howard Zinn sardonique et d’autres gauchistes occidentaux venus grossir le flanc gauche, du côté anticommuniste du front de la Guerre froide. Howard Zinn n’est pas le seul à refuser d’avouer sa collaboration avec l’ennemi. Un trotskiste britannique, Alan Woods, vient de publier un article verbeux, en trois parties ( http://www.marxist.com/Theory/reply_shamir1.html ), en réponse à mon article Celia in the Woods (voir à l’URL : http://left.ru/inter/2004/shamir.html , en anglais, et : http://www.left.ru/2004/15/shamir114.html , en russe, ainsi que : http://www.rebelion.org , en espagnol), où je ne mâchais pas mes mots.

Wood mentionne que son gourou, Trotski, « était toujours en faveur de la défense inconditionnelle de l’URSS contre l’impérialisme et le capitalisme ». Mais, lui et ses semblables ont rejeté ce conseil de leur gourou. Pour lui, les communistes russes sont « staliniens », et il demande, non sans une certaine provocation :

« Commençons par quelques questions embarrassantes à nos opposants staliniens. La première de ces question est la suivante : « Si nous admettons ce que vous affirmez, à savoir que l’Union soviétique était un paradis socialiste, alors : dites-nous comment se fait-il qu’elle se soit effondrée ? »…

« La troisième question sera : « S’il existait une authentique démocratie ouvrière en URSS, pourquoi les travailleurs soviétiques n’ont-ils pas combattu, afin de défendre l’ancien régime ? Comment se fait-il qu’après plus d’un demi-siècle, de ce que Shamir qualifie de « socialisme », ils ont pu restaurer le capitalisme, sans même en passer par une guerre civile ? »

Ce sont là des questions légitimes, et il faut y répondre.

Il faut reconnaître cette triste vérité : l’esprit des gens est susceptible d’être manipulé. Beaucoup d’hommes et de femmes sont prêts à agir à l’encontre de leurs propres intérêts bien sentis si on parvient à les convaincre que « c’est ce qui est juste ». J’en ai été témoin, récemment, dans un kibboutz israélien ; une entreprise riche, stable, prospère. La part moyenne individuelle du capital détenu, dans cette copropriété, était proche du million de dollars. Ils se sont laissés prendre à l’arnaque de la privatisation et du « chacun pour soi », et ils sont tombés dans l’indigence. Aujourd’hui, beaucoup de membres des kibboutz, naguère millionnaires, survivent en glanant dans les champs. Leur vaste propriété est échue aux mains de quelques familles haut placées.

J’ai demandé à de ces kibboutzniks : « La privatisation ne vous pas été imposée. Vous l’avez acceptée, vous l’avez votée : pourquoi donc avez-vous levé la main, pour approuver un schéma qui ne pouvait que vous ruiner ? »

– « On nous a dit que c’était une solution plus progressiste », m’ont-ils répondu.

Cela ayant marché, avec quelques milliers de kibboutzniks israéliens, prospères et bien formés, combien avait-il été encore plus facile de convaincre des millions de Russes innocents que « la propriété de l’Etat était contraire au développement économique » – idée largement répandue par un million de haut-parleurs, diffusant à partir de l’Occident. Les trotskos ont joué un rôle prééminent dans la guerre idéologique : ils y allèrent allègrement de leurs citations de Marx, convainquant les Russes du fait que ce qu’ils avaient n’était, de toute manière, ni un socialisme, ni un communisme, mais : « la dictature de la nomenklatura »…

En Russie, le communisme a perdu la Guerre froide, de la même manière qu’il a perdu la guerre du discours ; l’anticommunisme est devenu partie intégrante de tout mouvement politique ou philosophique, tant en Europe qu’en Amérique du Nord. Nos amis trotskistes formèrent l’aile gauche du front anticommuniste, aux côtés des eurocommunistes de Berlinguer et des disciples déconstructionnistes de Derrida. Et, finalement, ce front anticommuniste parvint à saper le moral des Soviétiques.

La campagne anti-stalinienne fut une arme idéologique extrêmement puissante dans la guerre pour la maîtrise du discours, car, pour le peuple soviétique, les portraits de Lénine et de Staline étaient pour ainsi dire aussi sacrés que des icônes. Avec la myopie politique qui le caractérisait, Krushchev pensa mener une guerre contre les autres ministres de Staline, afin d’en capter l’héritage ; mais il ne fit que saper la structure sacrale du Communisme soviétique, qu’il endommagea de manière irréparable.

En regardant en arrière, nous comprenons que la plus grande part des philippiques des gauchistes occidentaux contre Staline et contre l’URSS ne tenaient pas debout.

-Les « cruautés russes » et les « horreurs du Goulag » n’étaient que des calomnies racistes européocentristes. De fait, les Etats-Unis ont une population carcérale plus importante que la Russie n’en a jamais eu. Dans un article récent (The colonial precedent, par Mark Curtis, The Guardian, mardi 26 octobre 2004), Woods pourra prendre connaissance de votre brutalité britannique ordinaire :

– « Les forces britanniques tuèrent près de 10 000 Kénians durant la campagne contre les Mau Mau, à comparer aux six cents morts relevés dans les armées coloniales et chez les civils européens. Certains bataillons britanniques tenaient à jour des tableaux d’affichage des tués, et ils donnaient en récompense des permissions « J5 » (= de cinq journées) à la première sous-unité qui tuerait un insurgé, auquel on coupait ordinairement les deux mains afin de faciliter la prise des empreintes digitales. Des « zones de tir à volonté » furent délimitées, dans lesquelles tout Africain pouvait se faire descendre à vue. L’opposition à la domination britannique s’intensifiant, de brutales opérations de « regroupement », qui causèrent la mort de dizaines de milliers d’Africains, aboutirent à la constitution de camps de détention où on enregistra jusqu’à 90 000 détenus. Dans cette version année cinquante de la prison irakienne d’Abu Ghraib, le travail forcé et les passages à tabac étaient systématiques et les maladies – endémiques. » De fait, les peuples de la vaste région du régie par les Soviétiques n’ont jamais connu rien de similaire à la dévastation semée par les forces anglo-américaines dans les limites de leur imperium.

– Le Goulag pâlit, positivement, en comparaison avec les camps de concentration où les Israéliens enferment les Palestiniens ; le plus important étant rien moins que l’ensemble de la bande de Gaza, fort d’une population carcérale d’un million de détenus. Les « atrocités de Staline » ne sont jamais arrivée à la cheville des atrocités américaines en Allemagne occupée, et certainement pas du bombardement atomique d’Hiroshima ou du déluge de bombes incendiaires sur Tokyo, ni des millions de Vietnamiens ou d’Algériens massacrés.

– Les troupes soviétiques avaient fait échouer des tentatives de coup d’Etat en Hongrie, en Allemagne de l’Est et en Tchécoslovaquie. La Gauche l’a déploré, on le sait. Mais, à la même époque, les Américains écrasaient les insurrections pro-communistes en Grèce et en Malaisie, au Nicaragua et à Cuba, en Indonésie et au Cambodge. Mea culpa : je dois reconnaître qu’en ma qualité de jeune dissident soviétique, j’ai soutenu le Printemps de Prague au moment où il s’épanouissait. Mais aujourd’hui, je regrette que les Soviétiques n’aient pas osé faire Tiananmen à Moscou, ni arrêter les « putschistes de velours » pro-américains, dans les années 1990.

– L’ « invasion de l’Afghanistan », en 1980, fut dénoncée par l’Occident, depuis les trotskos à la Woods jusqu’au président américain. Mais cette dénonciation était-elle justifiée ? Les troupes soviétiques sont entrées en Afghanistan à la requête expresse du président afghan, afin de mettre fin à une insurrection dirigée par la CIA. Voici un bref extrait d’une interview de Zbigniew Brzezinski, éloquemment intitulée : « Comment les Etats-Unis ont incité l’URSS à envahir l’Afghanistan afin de causer tout le bordel » [Le Nouvel Observateur (France), 15-21 janvier 1998] :

Question : Ex-directeur de la CIA, Robert Gates, a déclaré dans ses mémoires [From the Shadows] que les services de renseignement américains avaient commencé à aider les Mujahidin, en Afghanistan, six mois avant l’intervention soviétique. A l’époque, vous étiez conseiller ès sécurité nationale du président Carter. Vous avez donc joué un rôle, en la matière. Le confirmez-vous ?

Brzezinski : Oui. D’après la version officielle de l’histoire, l’aide apportée par la CIA aux Mujahidin aurait commencé au cours de l’année 1980, c’est-à-dire après l’invasion de l’Afghanistan par l’armée soviétique, le 24 décembre 1979. Mais, la réalité, strictement gardée secrète jusqu’à ce jour, est totalement différente. De fait, c’est le 3 juillet 1979 que le président Carter a signé la première directive d’aide directe aux opposants au régime pro-soviétique de Kabul. Et, ce même jour, j’ai écrit une note pour le président, dans laquelle je lui expliquais qu’à mon avis, cette aide allait entraîner une intervention militaire soviétique.

Question : Malgré ce risque, vous avez été l’avocat de cette action secrète. Mais peut-être désiriez-vous, vous-même, cette entrée en guerre des Soviétiques, et peut-être avez-vous voulu la provoquer ?

Brezezinski : Non, les choses ne se sont pas passées exactement ainsi. Nous n’avons pas poussé activement les Soviétiques à intervenir, mais nous avons délibérément augmenté la probabilité qu’ils le fissent.

Question : Quand les Soviétiques ont justifié leur intervention en affirmant qu’ils entendaient lutter contre l’engagement clandestin des Etats-Unis en Afghanistan, personne ne les crut. Cependant, il y avait quelque chose de vrai, dans leurs propos. Aujourd’hui, vous n’avez aucun regret ?

Brzezinski : Regretter quoi ? Cette opération secrète était une idée excellente. Elle a eu pour effet d’attirer les Russes dans le piège afghan. Et vous voudriez que je regrette de l’avoir eue ? Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j’ai écrit au président Carter, en substance, ceci : « Nous avons désormais la possibilité d’infliger à l’URSS sa guerre au Vietnam ». De fait, durant près de dix ans, Moscou allait devoir mener une guerre insupportable pour le gouvernement soviétique – un conflit qui entraîna la démoralisation et, finalement, l’effondrement de l’empire soviétique.

– Pratiquement, toute assertion « anti-stalinienne » et antisoviétique peut être contredite. Les gens qui dénoncent la « cruauté russe », incarnée dans l’abattage d’un avion de ligne coréen, n’ont pas versé une seule larme après qu’un Airbus iranien ait été abattu par les Yankees. Ils ont déploré l’exil de Sacharov, mais ils ont royalement ignoré la condamnation de Vanunu.

Dans la pièce de Bertolt Brecht, Le Brave Homme de Sechuan [Der gute Mensch von Sezuan], une prostituée généreuse se fait dévaliser par ses connaissances accapareuses. Pour subsister, elle s’invente un « frère » obstiné, qui met un terme à leurs extorsions et lui permet de continuer à prodiguer ses bonnes actions. L’URSS avait, elle aussi, cette double personnalité : son humanisme soft était bien protégé par la carapace blindée érigée par Staline. La Gauche occidentale a attaqué la coque dure de la Russie soviétique, jusqu’au jour où le pays, dépouillé de sa protection, s’est effondré.

La Gauche occidentale pensait que son appartenance à l’Occident comptait plus que sa solidarité avec la Gauche, à l’Est. Alan Woods et ses trotskos étaient dévoués corps et âme à la suprématie de l’Occident. Ce n’est nullement le fait du hasard que son livre qualifie à seize reprise la Russie de « pays arriéré ». Il écrit : « La Russie, ce pays extrêmement retardataire, … arriération effrayante,… un pays arriéré, semi-féodal, tel la Russie…, un pays arriéré, asiatique, agraire comme la Russie…, la Russie, agraire, arriérée…., terrible arriération…, etc. etc… Ne s’agit-il pas là d’une arrogance typiquement occidentale, d’un européocentrisme de la pire espèce ?

Sur le plan spirituel, la Russie, pays de Tolstoï et de Dostoïevski, de Lénine et de Florensky, était un des pays parmi les plus avancés. Or le communisme, c’est – a défaut d’autre chose – une victoire de l’esprit. Les Woods et autres trotskos méprisaient l’esprit et adoraient le progrès matériel, car ce n’est que sous cet unique angle que la Russie pouvait être considérée « arriérée ».

Le succès et l’échec du communisme, à l’Est, ne sauraient s’expliquer dans les limites du dogme marxiste, dans sa version « vulgate » [Cela, Marx, lui, le comprendrait : auteur de La Question juive, de La Critique de la philosophie d’Hegel et d’un Ode à la Vierge Marie, Marx savait que l’Esprit est l’alpha et l’oméga du développement humain et il était parfaitement dégoûté par les « marxistes » vulgairement matérialistes.]

Si le communisme l’a emporté, à l’Est, ce n’est pas parce que l’Est était arriéré, mais bien parce que l’Est représentait la partie la plus spirituelle de la planète, la partie la moins ruinée par la modernité et l’aliénation. Et si le communisme n’a pas réussi, à l’Ouest, c’est parce que l’Ouest était spirituellement appauvri et subjugué par des hobbésiens prolongés.

En deux mots ; la différence entre l’Ouest et l’Est ne résidait pas dans les quantités produites d’acier ou d’électricité. La différence était philosophique, et métaphysique. Car Schmitt a écrit que « tous les concepts les plus prégnants de la doctrine moderne ne sont que des concepts théologiques sécularisés » : les différences doctrinales entre l’Est et l’Ouest illustrent cette définition à la perfection.

Dans l’Ouest anglo-américain, Hobbes, qui fondait sa vision de la société sur son approche « L’homme est un loup pour l’homme », a gagné. Les hommes ne sont unis que par un ennemi commun, avait-il écrit. D’une certaine manière, il avait raison : l’ennemi est la seule chose qui unisse les hommes, à moins qu’ils ne soient unis par le Christ. Ou, pour être encore plus précis : tant que vous ne serez pas unis en Christ, vous serez unis par l’Ennemi. Et il ne s’agit pas d’un ennemi appartenant à l’espèce des mortels, mais de l’Ennemi, cet Ennemi qui unit ceux qui ont faite leur l’idée que « l’homme est un loup pour l’homme ».

L’Est a conservé sa spiritualité traditionnelle, c’est la raison pour laquelle le communisme l’a emporté, en Russie et en Chine. Le communisme a conquis très peu de terrain dans l’Inde rongée par ses castes ; de fait, c’était à juste titre que le Président Mao répétait : « la structure des castes est aussi pernicieuse que l’impérialisme ». J’ajoute : « car elle empêche le peuple de s’unir en Dieu ».

Les communistes russes finirent par résoudre leurs problèmes matériels et par créer une société insouciante, où son gagne-pain était assuré à tout un chacun. Mais, pour progresser matériellement, ils ont admis certaines des idées modernistes ; le déracinement et l’aliénation ne tardèrent pas à frapper. L’URSS n’a pas écouté la critique formulée par Simone Weil, elle n’a pas entendu son appel à contrer le déracinement. Matérialistes extrémistes, les dirigeants soviétiques post-staliniens étaient convaincus que, dès lors qu’ils produisaient suffisamment de biens matériels, ils n’avaient pas de souci à se faire. L’Eglise fut interdite ; les communistes réimportèrent un ersatz de morale chrétienne sous la forme du « code moral communiste », mais ce code manquait d’inspiration. La néo-sacralité de Lénine et de Staline fut démolie par Krushchov. Quant à la société, désacralisée, elle ne put survivre très longtemps.

On peut dire, pratiquement, que la Russie soviétique s’est effondrée parce que ses élites ont trahi son peuple. Le déracinement a ouvert un gouffre entre le peuple et les élites ; ces élites, déracinées et aliénées, étaient prêtes à prendre leur grisbi et à se casser, direction : la Riviera. Elles ont vendu la richesse de la Russie aux firmes américaines, elles ont appauvri les citoyens ordinaires et ruiné le pays. Cet effondrement doit être une leçon, pour nous tous : les communistes devraient combattre le déracinement et l’aliénation, leurs plus dangereux ennemis ; ils ne doivent pas permettre à l’ennemi de désacraliser leur univers ; ils ne doivent pas être honteux du frère pragmatique du Bon homme de Sechuan.

II

La question juive a joué un rôle important dans la montée du communisme russe, puis dans son effondrement. La gauche occidentale avait des liens très forts avec des juifs. Certains de ceux-ci étaient contaminés par le nationalisme juif, et ils trempèrent leur plume dans le vitriol pour discréditer le communisme, quand ils sentirent que le communisme russe finirait par devenir essentiellement russe. Afin de justifier leur trahison, ils disséminèrent le mensonge éhonté de l’ « antisémitisme russe ».

Cette version trafiquée de l’histoire est diffusée par l’écrivain trotskiste Alan Woods. Dans mon article, j’ai écrit ceci : « Les juifs étaient-ils persécutés, en tant que groupe ethnique, sous Staline ? Bien sûr que non : la fille de Staline était mariée avec un juif ; certains de ses meilleurs camarades et des dirigeants du Parti avaient des épouses juives (Molotov, Voroshilov) – ou des gendres et des brus juifs (Malenkov, Krushchev). Voilà pour : son « racisme ». Sous Staline, les juifs étaient-ils victimes d’une quelconque discrimination? Rappelons qu’en 1936, à l’apogée du pouvoir de Staline, son gouvernement comportait neuf ministres juifs. »

La meilleure réponse que Woods ait pu imaginer est celle-ci : « C’est absolument incroyable : tout le monde sait, aujourd’hui, que Staline était un antisémite enragé. » Une référence à ce que « tout le monde sait » ne saurait être considérée comme un argument de poids. De fait, « tout le monde sait », en Angleterre, que les femmes recourent à la sorcellerie et que les nobles ont le sang bleu. Aujourd’hui, « tout le monde sait » que le Code Da Vinci nous enseigne que « le Saint-Graal était, en réalité, Marie-Madeleine » !

Incontestablement, Wood est très fort en « tout le monde sait » (lire : en préjugés occidentaux). Mais il a quelques problèmes avec les faits. Il écrit : « La révolution bolchevique a donné la liberté aux juifs ». En fait, les juifs avaient toujours été libres – même quand l’immense majorité des Russes, des Polonais et des Ukrainiens étaient réduits au servage. Toutes les contraintes pesant sur les juifs avaient été abolies : non pas par les Bolcheviques, mais par la révolution bourgeoise de février (1905, ndt). Woods écrit : « Après 1917, Lénine et les Bolcheviques ont même accordé à ceux des juifs qui désiraient vivre dans leur propre Etat autonome la région connue sous le nom de Birobidjan ». Faux, là encore : la décision d’accorder le Birobidjan aux juifs soviétiques fut prise, en 1934, par un « antisémite enragé ». J’ai nommé : un certain Staline Joseph !

Il écrit : « En 1930, Staline supprima l’Yevsektsia, une agence soviétique chargée de dénoncer les incidents antisémites ». C’est exactement le contraire qui est vrai : l’Yevsektsia combattait le nationalisme juif, et beaucoup de juifs exécraient cet organisme.

Il poursuit : « Le 28 février 1953, il y eut des déportations de nombreux juifs de Moscou vers la Sibérie. Des plans étaient en préparation, prévoyant des déportations massives à partir d’autres régions de l’Union soviétique. » Encore une histoire juive à base de « persécutions éternelles à l’encontre du Peuple Eternel »… Il n’y avait ni déportations, ni projets de déportations. L’historien russe Kostyrchenko en a apporté la preuve dans un article de recherche intitulé « Déportation, ou mystification ? » [ http://www.lechaim.ru/ARHIV/125/kost.htm ]. Il s’agit d’une légende urbaine, répandue par un nationaliste juif : le professeur Jacob Ettinger, de l’Université hébraïque – un homme qui a avoué sa « profonde haine du communisme ».

Woods écrit : « Des membres du Comité Juif Antifasciste furent accusés d’appartenir à une conspiration sionisto-américaine contre l’Union soviétique… Tous furent accusés d’espionnage, de propagande nationaliste et de chercher à fonder une république juive en Crimée, qui aurait servi de « tête de pont » à l’impérialisme américain. »

Woods a-t-il la moindre raison de douter que les membres de ce Comité voulaient bel et bien créer une Crimée juive, sur les ruines des villages tatars, sœur jumelle de l’Etat d’Israël, créé sur les ruines des villages palestiniens ? Plusieurs publications des médias russes post-soviétiques et israéliens montrent que les activistes juifs du Comité Juif Antifasciste ont soutenu l’expulsion des Tatars et envisagé la création d’une République Juive de Crimée. L’immigration massive de juifs russes en Israël, dans les années 1990, n’est qu’une démonstration de plus de l’efficacité de la propagande nationaliste juive.

Woods, toujours : « En 1953, Staline a ordonné l’arrestation de tous les colonels et généraux juifs du MGB, et ce sont quelque cinquante officiers supérieurs qui furent mis en état d’arrestation. » Donc, apparemment, cet « antisémite enragé » de Staline avait conservé tous ces juifs aux plus hauts échelons de ses redoutés Services de Sécurité, au bout de rien moins que trente années de pouvoir ! Woods admet que la Sécurité d’Etat s’est rendue responsable de répressions très dures, puis il critique immédiatement la campagne menée par Staline contre les chefs de cette même Sécurité d’Etat.

Pour Woods, c’est très simple : les juifs sont toujours innocents. Qu’ils aient été impliqués dans les excès de la Sécurité d’Etat ou qu’ils aient encouragé la déportation de masse des Tatars (de Crimée), qu’ils aient eu des tendances sionistes ou qu’ils se soient carrément alliés aux Etats-Unis : ils sont intouchables. Il écrit : « L’épouse de Molotov était juive. Staline a forcé Molotov à se séparer de sa femme, juive, et elle a été envoyée en exil, par un vote direct du Politburo, en 1949, Molotov s’étant abstenu. »

S’il voulait bien lire les mémoires de Golda Meir, qui fut la première ambassadrice d’Israël à Moscou, il apprendrait que Polina Molotov s’était jetée dans les bras de Golda, s’écriant (en yiddish), les larmes aux yeux : « Ich bin ein Yiddische Tochter » (« Je suis une fille juive »). De tels sentiments nationalistes juifs étaient effectivement dangereux pour l’Etat soviétique, et rendaient Madame Molotov indésirable au poste qui était le sien, de députée, membre du Bureau Politique du Parti communiste (Politburo). Comme je l’ai déjà indiqué, Woods est exagérément tolérant pour le nationalisme juif et exagérément intolérant à l’encontre du nationalisme (russe) de la Russie « rétrograde ». La Russie de Staline traitait les juifs en égaux. Non en êtres supérieurs, comme c’est le cas aux Etats-Unis.

Si le nationalisme juif était traité, en Angleterre et aux Etats-Unis, comme il l’était à Moscou, à l’époque de Staline, les citoyens de Bagdad et de Téhéran, de Bassora et de Ramallah pourraient dormir tranquilles. Et chez eux……

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