Je suis arrivé au Japon au moment des préparatifs pour la visite d’Obama, quand les ministres des Affaires étrangères du G7 se sont retrouvés à Hiroshima, avec à leur tête le Secrétaire d’Etat US John Kerry. Il devrait présenter des excuses, disaient les gens. Mais ne me dites pas que vous avez pensé que Kerry demanderait pardon pour avoir pulvérisé une ville entière: Obama non plus n’en a rien fait. Les Américains ne demandent jamais pardon, ne rêvez pas. L’amour, c’est quand on n’a jamais besoin de s’excuser, et ils éprouvent de l’amour pour le reste du monde. Autrement, pourquoi ces étreintes si étouffantes, et cette envie si intense de possession ?
En fait, je n’aime pas les excuses. Les juifs n’ont pas demandé aux Allemands de s’excuser, ils ont demandé du liquide. Les Allemands avaient honte, au demeurant, de payer autant. Les Arméniens ont essayé de piéger les Turcs en leur demandant des excuses, dans l’espoir que cela entraînerait des redevances, mais les Turcs les ont vus venir, et ont préféré ne pas s’excuser. Les Américains, c’est bien connu, n’ont jamais présenté d’excuses aux Vietnamiens pour l’invasion et la destruction de leur pays.
Cela n’est arrivé qu’une fois, et j’ai vu le document qui en fait foi à Pyongyang. Lyndon B. Johnson s’était excusé d’avoir envoyé le navire espion Pueblo dans les eaux territoriales nord-coréennes, et il s’en mordait certainement les doigts.
En guise d’excuses, Obama aurait pu retirer les troupes d’occupation US du sol japonais, mais il n’en a rien fait. Soixante-dix ans après la guerre , les troupes US sont partout, en Allemagne, au Japon, en Irak et à Guantanamo. Donald Trump ne s’excuserait pas plus, mais il y a des raisons d’espérer qu’il ramènerait les meutes à la niche, et c’est plus important qu’un millier d’excuses.
Obama comme Kerry avant lui a parlé d’Hiroshima comme d’une ville bombardée, impersonnellement, comme s’il s’agissait d’un fait de nature, et il a décrit la Corée du nord comme une menace pour la paix. On pourrait croire que ce sont les Coréens qui avaient bombardé Hiroshima. Il a asséné qu’il y avait eu cent mille Japonais, hommes, femmes et enfants victimes, et une douzaine de prisonniers américains, comme si ces chiffres étaient comparables. Il a appelé à l’élimination des armes nucléaires alors qu’il est en train de créer toute la nouvelle génération des armes nucléaires. Il a condamné le penchant japonais pour la domination tout en renforçant l’hégémonie US dans le monde entier, depuis la Syrie jusqu’au Venezuela et jusqu’en mer de Chine.
Point d’excuses, donc, mais toujours la ritournelle de leur bon droit. J’adorerais voir Obama jouer Tartuffe, le rôle est inné, chez lui.
Pour bien des Japonais, cette visite ajoute l’insulte aux blessures, car ces habitants des îles abhorrent les noirs plus qu’aucun sorcier du Ku Klux Klan. J’ai été explusé de l’appartement que je louais à Tokyo simplement pour avoir invité un étudiant noir chez moi, et ma propriétaire ne pouvait pas s’arrêter de hurler que je l’avais insultée ainsi que ses ancêtres.
Hiroshima, ce n’est pas joli. C’est tellement années soixante, une belle époque pour l’esprit humain mais une catastrophe pour l’architecture. Je suis sûr que vous en avez visité, de ces villes, ou même habité, parce qu’il en a été construit sur toute la planète, de l’Angleterre à la Russie, des US en Israël, de la Suède à la France, de ces blocs de béton gris sans âme. Au Japon, des endroits comme cela ne sont pas fréquents, car malgré la terrible dévastation de la guerre, le pays a su préserver sa beauté et son caractère unique. Hiroshima était une très belle ville, avant la bombe A. Mais je ne veux pas en rajouter dans le macabre cauchemar de cette arme nucléaire, parce que les Américains ont brûlé vifs encore plus de gens, chez eux, à Dresde ou à Tokyo, encore plus qu’à Hiroshima.
Il est là, le véritable holocauste des années 1940, avec toute cette chair humaine brûlée, alors que l’holocauste juif a été instauré à la fin des années soixante précisément pour occulter la chose. Moi, enfant du baby boom, j’ai grandi dans un monde où on pleurait sur Hiroshima, qui était le sujet de multiples films et rappels, et je n’avais pas entendu parler d’Auschwitz. C’était un monde meilleur, pas seulement parce que j’étais plus jeune, mais parce qu’il y avait plus d’espoir d’améliorer notre sort, plus d’espoir en une vie meilleure. Quand Auschwitz s’est mis à occulter Hiroshima, l’espoir a été vaincu par l’indifférence, puis remplacé par le désespoir. Maintenant on n’entend plus guère parler d’Hiroshima, même pas au Japon, où il paraît que le quart de la jeunesse environ croit que ce sont les Russes qui avaient lancé la bombe A.
C’est ce qu’on dit, même si je n’ai jamais rencontré de jeunes aussi ignorants. Mais je comprends parfaitement qu’un Japonais qui mentionnerait le rôle des Américains à Hiroshima verrait sa carrière immédiatement brisée ; il se verrait enfermé dans la catégorie des militaristes nationalistes, des disciples de Yukio Mishima, ou pire. Les Japonais sont extrêmement circonspects ; ils ne prennnent jamais la parole quand ce n’est pas leur tour, ils ne disent rien qui ne soit d’abord approuvé par leurs anciens. Au temps des samouraïs, les Japonais imprudents se retrouvaient en face de leur Créateur très tôt, maintenant on vous coupe votre carrière plus souvent que le cou.
Hiroshima et l’occupation de MacArthur, c’est un jalon qui sépare les deux étapes de la colonisation US du Japon. Au début, il y avait eu les vaisseaux noirs de Commodore Perry entrant dans la baie d’Edo le 8 juillet 1853.Avant cela, le Japon était une Belle au bois dormant refermée sur son propre univers, on y faisait de la musique importée de la Chine Tang au 7° siècle, alors que les Chinois l’avaient complètement oubliée depuis longtemps. On y jouait le théâtre Nô rituel et on composait des haïkus en contemplant le sakura.
Les Américains ont brutalement réveillé la Belle, et elle a manifesté sa mauvaise humeur en se modernisant en vitesse et en imitant ses tuteurs occidentaux, en faisant main basse sur des colonies, en Corée, en Malaisie, au Viet Nam, à Formose, en écrasant la flotte US et en répandant partout ses propres colons.
Après la défaite de 1945, la destruction du Japon s’est accélérée. Aucune nation ne peut survivre à des bombardements aériens en série : pour plusieurs générations, le peuple restera l’ombre de lui-même. C’est pour cela qu’ils bombardent toujours avant d’occuper, que ce soit au Japon, en Irak, en Corée ou au Viet Nam. Ils s’en prennent à l’esprit national, ensuite. Les occupants ont interdit le film de Kurosawa La queue du Tigre, qui reste un film magnifique. Mais les Japonais, un peuple incroyable, ont reconstruit leur pays en ruines et l’ont grandi à nouveau.
L’occupation dure encore : les splendides îles d’Okinawa sont devenues des bases militaires US. Il arrive que des jeunes filles japonaises soient violées par des soldats US; le cas le plus récent, de viol avec meurtre, a eu lieu juste avant l’arrivée d’Obama. Il y a aussi le viol financier ; le commerce en yen est l’outil US pour affaiblir l’économie japonaise et enrichir les spéculateurs de Wall Street, et c’est très efficace. IL y a aussi le viol politique : les hommes politiques qui aspirent à l’indépendance se font assassiner, arrêter pour concussion ou marginaliser.
Il y a le viol cuturel : Les US obligent les Japonais à acepter des migrants, et à acheter du riz bon marché à l’étranger, ce qui ruine les paysans japonais. Les hamburgers et les pizzas remplacent la cuisine japonaise. Plus de gens vivent à l’occidentale, dorment dans des lits, mangent de la viande, regardent les films hollywoodiens. Les étrangers s’infiltrent, quoique moins nombreux que ne le souhaiterait Washington. Ils arrivent principalement des pays voisins, de Taïwan, des Philippines, de Corée et de Malaisie. Ils épousent des Japonaises ou restent illégalement, car il est presque impossible de s’installer légalement dans le pays. Les Européens sont rares ; d’ailleurs le Japon n’est plus à la mode.
C’est une grande perte : le Japon est unique et merveilleux. C’est la seule civilisation alternative qui soit encore pleinement épanouie de nos jours. J’ai vécu au Japon trois années exquises au milieu des années soixante-dix, quand sa culture était moins diluée que maintenant. J’ai aimé dormir sur un tatami recouvert d’un doux futon, je prenais des petits-déjeuners à base de riz et d’œuf cru, et les nuits froides, je me réchauffais avec un furoo aux eaux presque bouillantes ; je contemplais les fleurs et j’écrivais des poèmes.
J’en suis venu à admirer et à adorer les Japonais, pour leur suprême honnêteté et leur politesse, pour leur culture raffinée, pour leurs femmes, émanation la plus sublime de leur civilisation, pour leurs enfants bien élevés, pour leurs coutumes particulières.
Ils ont moins d’enfants, maintenant. On peut marcher du matin au soir dans une grosse ville japonaise sans croiser un seul enfant. Il y a une trentaine d’années, quand j’habitais au Japon, on voyait partout des Japonaises portant leurs bébés dans le dos. C’est fini : si vous voyez quelqu’un porter un enfant, c’est probablement un étranger qui porte son enfant sur sa poitrine et qui marche derrière sa femme. On dit mais je ne l’ai pas constaté personnellement que bien des jeunes Japonais renoncent complètement au mariage et à une vie sexuelle, préférant le face à face avec leurs jeux vidéo.
Je suis arrivé avec Kerry plutôt qu’avec Obama à cause des cerisiers en fleur, les sakura qui n’attendent pas la fin mai. Ils ont fleuri début avril, bien après Pâques pour les Occidentaux, mais un bon mois avant la Pâque russe tardive. Je me suis précipité depuis Moscou, je n’en pouvais plus de la grisaille infernale du mois de mars russe, et le Carême durait, interminable. C’est une saison lugubre sans neige blanche, sans feuilles vertes, sans fleurs roses, le soleil n’arrive pas à forcer les nuages lourds, les branches nues des arbres ont l’air de queues de rats brandies.
Le Japon était si différent. A la vue du premier cerisier en fleur, ma main a fait involontairement le signe de croix, comme le font les Russes quand ils voient une église ou sont témoins d’un miracle. Ces fleurettes roses sont un miracle, bien plus qu’un régal esthétique, elles me ravissaient dans une exaltation religieuse pleine de promesses et me comblaient à la fois.
Hélas, au lieu de rester assis sereinement sur les pelouses pour observer leurs fleurs, les Japonais modernes cliquent sur leurs caméras et smartphones. J’interdirais complètement la photographie, comme le suggérait Baudelaire ; au lieu d’essayer d’emmagasiner des images nous devrions vivre les choses, les goûter.
L’époque des sakura me fait penser au dimanche de Pâques quand les foules russes se congratulent en criant : « Christ est ressuscité ! » , que c’est la fin du jeûne, que les portes de l’autel sont grandes ouvertes, que les prêtres sont en chasuble rouge, et que la plus belle semaine ecclésiastique commence, la semaine de Pâques. C’est la lune de miel après la nuit de noces anxieuse du samedi saint, après la longue épreuve du Carême.
Pour les Japonais bénis de Dieu, cette lune de miel s’installe sans anxiété, à condition de ne pas tenir compte des averses. Très fréquentes en cette saison, elles peuvent gâcher la floraison, mais cette année, les dieux, les Kami, ont été bieveillants, et les sakuras ont pu atteindre leur stupéfiante perfection sur le Mont Yoshino.
Et j’ai vu de jeunes Japonais à l’allure moderne marcher sereinement sur des lits de braise au son sauvage des cornemuses autochtones.
Dans les parages j’ai contemplé les fleurs depuis les bassins de pierre alimentés aux sources d’eau chaude en plein air, comme le faisait la cour de l’empereur Go-Daigo exilé. Le Japon reste un réservoir d’énergie spirituelle, malgré le considérable ramollissement de ces dernières années. Non loin, le souvenir du prince Yoshitsune Minamoto reste attaché au refuge où il se cachait avec Shizuka sa bien-aimée.
L’histoire du prince Yoshitsune vaincu est au cœur de la tradition la plus anti-américaine, plus authentique encore que le poisson cru, parce que les Japonais aiment les perdants, tandis que les Américains ont très peur de se retrouver perdants. Ivan Morris, un écrivain anglo-américain, a écrit sur ce sujet un livre fascinant, l’un des meilleurs, sur la culture japonaise, La noblesse de la défaite. Ivan Morris était parmi les premiers étrangers à visiter Hiroshima, c’était un ami proche de Yukio Mishima, l’écrivain nationaliste japonais qui voulait mourir pour l’Empereur.
Des Occidentaux comme Ivan Morris, Arthur Waley, Lafcadio Hearn, Reginald Horace Blyth, nous ont donné accès au Japon bien mieux que les noirs vaisseaux de Commodore Perry. C’est de cette façon que les différentes contrées devraient s’ouvrir les unes aux autres : avec un regard délicat, en préservant leur personnalité unique, au lieu de les noyer toutes dans le moule d’une seule société de consommation.
Il ne reste plus grand-chose de la variété primaire sur la terre. J’ai encore été témoin de la différence entre un Français et un Anglais, comme on la ressent dans les films des années soixante. J’ai marché dans la Palestine en son printemps. J’ai connu la Suède suédoise. Et j’ai vécu au Japon comme un Japonais. Désormais les différences ont été arrasées, et c’est une grande perte pour l’humanité. En fait, la principale objection que l’on doive faire aux US, c’est d’être le grand uniformisateur de la culture mondiale, par l’imposition d’une couleur unique en lieu et place de plénitude polychrome. Inutile de préciser que c’est la culture américaine, fragile, qui en pâtit le plus.
Il n’est pas impossible de renverser la vapeur, de regagner en variété, et cela dépend dans une grande mesure de vous autres, les Américains, à condition que vous le vouliez; car il semble bien que personne d’autre ne puisse le faire.
Joindre l’auteur: adam@israelshamir.net
Original publé par Unz Review
Traduction : Maria Poumier