Cest fait, les assassins présumés de Nemtsov sont sous les verrous et il sagit (prière de marquer une pause étranglée) de musulmans de Tchétchénie qui avaient nous dit-on une furieuse envie de punir lhomme politique ardemment Je-Suis-Charlie. On ne dispose pas encore de rapport officiel, mais cest la version peu plausible que lon répand à Moscou.
Alors, notre 11 septembre à léchelle dun pauvre type ? Certes, lassassinat de lhomme politique russe a tout lair de sortir du même studio hollywoodien à gros moyens, qui nous ont servi le 11 septembre et le marathon de Boston, et Charlie tuerie. Ces crimes à New York, Boston, Paris et maintenant Moscou ont deux points communs : les musulmans, dans le rôle daccusés, et le fait que personne ny croit vraiment ; la défiance sest répandue comme la poudre, et sétend aux détails du récit tels quils sont publiés.
Ces crimes incontestables ont une autre qualité commune : un impact visuel certain. La mort de Nemtsov, rien à voir avec léchelle des Tours Jumelles, mais le playboy flamboyant et létendard de lopposition, deux en un. Une neige floconneuse épousant chaque dentelle des ponts sur la Moskova avec en fond, les dômes polychromes brillamment éclairés de la cathédrale Saint-Basile, et les rouges murs crénelés du Kremlin, voilà pour le décor, impeccable. Six balles, une voiture blanche, une américaine, dans laquelle les assassins ont pris la fuite, et Anna, lUkrainienne de vingt-trois ans, mannequin, seffondrant sur la dépouille prostrée de son amant ; tout ce quil faut pour une image inoubliable, telle que scriptée par Raymond Chandler, et animée par Howard Hawks. Quoique peut-être James Cameron, réalisateur du Titanic, serait été un meilleur choix encore.
Vous percevez peut-être un soupçon denvie, dans ma description. Cest que Nemtsov avait une vie de rêve, et il aura eu une mort magnifique dans son timing parfait. A peine diplômé de physique, la révolution de 1991 lavait fait gouverneur dune ville importante, vice-premier ministre, candidat à la présidence et millionnaire en dollars. Depuis 2000, en politique, sa cote redescendait à la mesure même des sommets atteints. Nemtsov était généralement considéré comme celui qui avait su rendre possible le vaste pillage de la Russie par les oligarques, le promoteur de la « privatisation par le vol ». Version confirmée par le député Ponomaryev, qui était son ami et chef de file de lopposition. Certains cadres de Boris Eltsine ont gardé des positions importantes dans la Russie de Poutine jusquà aujourdhui, mais Nemtsov nen faisait pas partie.
Ses tentatives pour être élu maire ou membre du parlement échouaient toujours. Il navait pas grand-chose à faire, à part profiter de la vie, courir les filles, boire et manger, et réchauffer son ressentiment contre Poutine quil traitait de tous les noms. Cela ne le rendait nullement amer, mais chaleureux. A cinquante-cinq ans, cétait un has been, on nen attendait plus rien, mais il allait aux manifs et répétait tous les jours le même mot dordre glauque « A bas Poutine », en particulier sur les chaînes financées par les US, et propriété américaine. Il a été tué un vendredi soir, et le dimanche il aurait dû aller à Maryino, un glauque faubourg de Moscou, pour manifester contre linflation. Lassassinat la débarrassé de cette corvée : il est mort encore jeune, encore mince et souple, encore tout à fait joli garçon, dans les bras dune poupée exquise.
Sa mort a dailleurs sauvé la manif, le premier rassemblement pro-occidental à Moscou depuis des mois, qui risquait la débâcle. On nattendait pas grand monde, le mouvement des « blancs » a pratiquement disparu. Grâce à sa mort, la manif du dimanche a été annulée, et a été remplacée par une marche de deuil, qui attiré quelque cinquante mille citoyens, nombre respectable. Mais la marche est restée pacifique, aucune confrontation violente nen est sortie.
Les médias occidentaux se sont lancés en mode piqué à lunanimité, comme pour laffaire du crash de la Malaysian Airlines. Ils ont accusé Poutine davoir envoyé ses sbires abattre Nemtsov parce quil avait peur quil lui fasse ombrage. Mais cest une histoire qui ne marche que pour le marché étranger : les Russes nauraient jamais cru que Poutine ait envoyé les tueurs, ce nest pas son style. Et Nemtsov ne représentait aucune espèce de menace pour personne. Dans le pays, les media russes pro-occidentaux ont dit que Poutine était responsable de la mort de Nemtsov dans la mesure où il a su faire détester partout la « cinquième colonne » de lOccident.
De fait, il y a une véritable haine réciproque entre les Russes normaux et lopposition pro-occidentale. Ces derniers traitent les premiers de vermine et de « cous rouges » (vata), et de façon quelque peu raciste les qualifient despèce différente. Ils nont aucune chance de remporter le pouvoir par des élections. Ils sont très utiles à Poutine, car ils solidifient le soutien populaire, avec leur mépris. Il le sait, et ce nest pas lui qui ferait flinguer des rabatteurs aussi utiles.
Beaucoup de Russes croient, sur la base du cui bono (« à qui profite le crime ? ») que le meurtre de Nemtsov a été ordonné par des concurrents au sein de lopposition, tels que M. Khodorkovsky, oligarque brutal qui a beaucoup de cadavres à son acquit et qui a fait neuf ans de prison. Mais la majorité limpute tout simplement aux services secrets occidentaux, dans la logique de leurs efforts pour déstabiliser la Russie.
La Russie nest pas un Etat arabe, mais les organisateurs de lassassinat de Nemtsov ont sans doute oublié ce fait géographique. Pendant le printemps arabe, le meurtre dune figure de proue de lopposition déclenchait invariablement un soulèvement populaire dans la capitale, qui motivait une rude riposte gouvernementale, plus de sang versé, puis une condamnation internationale, et enfin la chute du gouvernement et linstallation dun nouveau pouvoir plus plaisant au regard des sponsors de la révolution. Cette routine a été couchée par écrit dans le manuel de Gene Sharp, lhomme avisé de la NED (New Endowment for Democracy), branche semi-clandestine des renseignements US chargés de gérer les « révolutions de couleur. »
Mais vous ne pouvez pas toujours vous reposer sur la générosité dun gouvernement, aussi oppressif soit-il, pour quil fasse abattre juste la personne quil faut, au bon endroit, au bon moment. Cest pourquoi les « forces obscures » qui sont derrière les révolutions préfèrent mener lopération elles-mêmes, et les imputer au gouvernement. Cest ce quon appelle la « routine du sacrifice ». Lannée dernière en Ukraine, une variante améliorée du scénario a été activée, avec la douzaine dactivistes descendus par de mystérieux snipers. Les snipers ont disparu, mais la condamnation internationale a débouché sur la fuite du président, et le coup dEtat qui a mis en place un régime nationaliste pro-occidental.
Les Russes ont compris le schéma. Pendant la vague de turbulences de 2011, le gouvernement a pris soin de ne pas créer de martyrs, et la foule révolutionnaire était assez timide pour jouer le jeu. Maintenant, en 2015, il ny avait pas de raison visible de se faire du souci. La vaste majorité (86%) des Russes soutient le président, tandis que lopposition pro-occidentale a rétréci. Les militants étaient feignants et cupides, ont dit les émissaires de lOuest. Ils étaient en colère parce que les dirigeants de lopposition ne se démenaient pas assez pour déboulonner Poutine. Vous ne crachez pas sur nos cookies, vous pourriez bien bosser un peu pour nous, au moins, auraient dit les agents du Département dEtat en poste à Moscou. Une déclaration de John Tefft, lambassadeur US en Russie, une semaine avant le meurtre, a été largement citée et reprise : « Messieurs Navalny et Nemtsov vont faire une grande contribution à notre cause dans un futur tout proche ». M. Alexeï Navalny, le dirigeant le plus visible dans lopposition, a préféré éviter de « faire une contribution » en se faisant embastiller lui-même pour un petit délit, pendant la semaine cruciale en question. Les gens disent quil avait peut-être capté le traquenard.
Quoi quil en soit, tandis que la veillée et les funérailles nont en rien troublé la paix, la marche na pas débouché sur une place Maidan ou Tahrir, et BHL na pas atterri en fanfare sur la Place Rouge. Le gouvernement de Poutine a gardé son sang-froid. Pendant huit longues journées la police russe a cherché les meurtriers, et pendant ce temps, les cadres de Eltsine, les gens des années 1990, se sont jetés sur Poutine, dans le pays, tandis que les médias et représentants officiels de lOuest faisaient de même à lextérieur. Le président Poutine nest pas un Gengis Khan, cest un bloc, un mur de la non confrontation ; sa grande ambition, cest de vivre en paix et en harmonie avec lOccident tout en défendant les intérêts vitaux de la Russie, ceci dans le respect des richesses et des valeurs de la Russie. Il veut en outre être accepté comme un égal parmi les grands de ce monde, de lEst comme de lOuest. Son désir dêtre populaire et accepté à létranger na jamais atteint les extrémités maladives dun Gorbatchev ou dun Anouar al Sadate, mais il était indigné de découvrir que le public occidental était persuadé quil avait personnellement refroidi Nemtsov, depuis la fenêtre de sa chambre à coucher au Kremlin, pour le plaisir. Or, si lon découvrait que les assassins de Nemtsov avaient reçu leur feuille de route dune Victoria Nuland quelconque, cela ne mobiliserait personne en Occident.
« Les extrémistes musulmans » sont donc tout indiqués pour porter le chapeau, personne ny verra dobjection. Sils ont descendu des caricaturistes à Paris et fait tomber les Tours à New York, ils ont bien pu descendre un politicien de deuxième ordre à Moscou. Edouard Limonov, le visionnaire, écrivain et révolutionnaire, avait prédit ce choix dès le 3 mars. « Ladministration russe préfèrerait que ce soit un extrémiste islamique qui ait fait le coup”. Cest hautement improbable, mais cette version lui permettrait de se rapprocher de lOccident. Les extrémistes islamiques sont un excellent ennemi commun. La Russie veut se rapprocher de lOccident tout en préservant sa propre dignité.
Quoi de mieux pour cela que le cadavre encore chaud dune victime commune abattue par un ennemi commun ?
Cette version nest pas complètement délirante : lopposition libérale pro-occidentale est islamophobe et sioniste. M. Nemtsov faisait laffaire : il détestait les « faces de citron », sétait exprimé en faveur de Charlie, avait applaudi au bombardement de Gaza par Israël, et il avait une adorable vieille mère juive. Dans son dernier texte, il parlait du FBI russe en termes de gens « puants » et suggéraient quils feraient bien daller combattre les terroristes islamiques tchétchènes au lieu de casser les pieds aux libéraux ; très macho, ils décrivait le parti de Poutine en terme de « bougrerie » dans son interview.
Nemtsov nétait pas pire quaucun autre dirigeant de lopposition libérale russe. Khodorkovsky (désormais dirigeant) a appelé chaque journal russe à imprimer une caricature du Prophète par jour ; Ganapolsky, de lEcho de Moscou, a qualifié les musulmans de « non humains » ; Makarevitch, le porte-parole de lopposition, est allé en Israël soutenir Liberman, le nationaliste juif dextrême-droite ; Julia Latynina a béni les canons juifs qui ont détruit la vermine arabe de Gaza. Il fallait bien que quelquun entonne le couplet des « fanatiques musulmans » à propos de Nemtsov, quand même.
Beaucoup de gens mettent en doute cette version. Est-ce que ce sont des combattants pour la vérité pour autant ? Les « Truthers » ne sont plus une petite secte : désormais tout monde se méfie de ce quon nous dit, on ne croit plus les images quon nous montre, et on rejette massivement les explications quon nous donne. Mais les « Truthers » russes sont encensés par les médias occidentaux qui ont une peur panique des mêmes en Occident. Vladimir Milov, opposant très en vue, a mis en cause les détails de lassassinat de Nemtsov de façon tout à fait semblable à ce quon fait les Truthers pour Charlie ou pour lhistoire du Marathon de Boston. Et il est arrivé à la même conclusion queux ; les meurtres ont été exécutés par des Services secrets. Mais dans une interview sur CNN, Christiane Amanpour appelle le politicien Sergueï Markov « conspirationniste » par ce quil refuse daccepter la version des Truthers russes. Bref, votre combattant pour la liberté est mon terroriste, et votre version officielle est ma théorie conspirationniste.
La mort de Nemtsov aura-t-elle un impact sur les événements à venir en Russie ? il est plausible que Poutine va tenter dêtre plus accommodant envers lOccident et envers le régime de Kiev. Les Russes redoutent que le parti pro-occidental néo-libéral retrouve les positions quil avait perdues après 2000, et indiscutablement, Nemtsov va leur être bien plus utile mort que vif.
Traduction : Maria Poumier