Israel Shamir

The Fighting Optimist

Recoupement avec les fichiers Gitmo [= Guantanamo]

traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier 

 

Les fichiers inédits relatifs à Guantanamo montrent clairement que la piste conduisant à Abbottabad [Pakistan, lieu de l’ « arrestation » d’Oussama Ben Laden, ndt] était connue des services de renseignement américains depuis 2005, année où un certain Al-Liby, résidant à Abbottabad, avait été arrêté.

 

Tout est dans le timing. Le Président américain a annoncé la liquidation d’Oussama Ben Laden [OBL] juste au moment où WikiLeaks finissait de publier les fichiers relatifs à Guantanamo. S’agissait-il d’une coïncidence ? Et si tel n’était pas le cas, quel lien existait entre ces deux événements ?

 

La réponse à cette question est directement liée aux accusations croisées et recroisées échangées dans ce monde glauque où les services de renseignement rencontrent les médias consensuels. La publication des documents américains secrets, les Fichiers Guantanamo, a été effectuée presque simultanément par deux groupes médiatiques concurrents.

 

L’un de ces deux groupes était celui de WikiLeaks, de Julian Assange et de ses partenaires Washington Post, Daily Telegraph et Le Monde.

 

Quant à l’autre, c’était le groupe constitué du New York Times, du Guardian et du quotidien israélien Haaretz.

 

Le Guardian a écrit, à propos de ces fichiers : « Le New York Times en a eu connaissance, après quoi il les a transmis au Guardian, qui en publie des extraits aujourd’hui même, après avoir mis en forme l’information de manière à éviter toute identification des informateurs.The New York Times dit quant à lui que ces fichiers avaient été mis à sa disposition non pas par WikiLeaks, mais « par une autre source ayant requis l’anonymat ».

 

Haaretz est plus prolixe. Il écrit : « Quelques rédactions, dont celles du New York Times, du Guardian et de Haaretz, ont obtenu ces documents de la part d’une source indépendante, sans l’aide du fondateur de WikiLeaks Julian Assange, qui est aux arrêts domiciliaires en Angleterre, dans l’attente de son procès en appel qui, en cas de succès, lui évitera d’être extradé vers la Suède où il est mis en examen pour viol et agression sexuelle ».

 

David Leigh, du Guardian, a écrit sur Twitter : « Assange sous des feux croisés ! »

 

Permettez-moi de vous révéler la vérité qui se cache sous cette histoire, c’est-à-dire qui a coincé et amené à se contredire qui, quelle information a fait l’objet d’un traitement rédactionnel et comment cela a-t-il conduit à OBL…

 

Au début, il y avait une unique source ; ce serait l’adjudant Manning (peu importe qui c’était, d’ailleurs) qui aurait obtenu cette info et qui l’aurait transmise à WikiLeaks, l’organisation de Julian Assange. Le fichier est loin d’être publié dans son intégralité ; une grande partie en a été codée et enregistrée de façon fiable, car elle constitue une véritable police d’assurance pour Julian Assange. Assange a publié deux extraits de ce dont il dispose, sous les titresWar Diary: Afghanistan War Logs etWar Diary: Iraq War Logs [Carnets de guerre : Afghanistan et Carnets de guerre : Irak]. Il a préparé la publication de la troisième tranche, une collection très importante de câbles du State Department [Cablegate: 250,000 US Embassy Diplomatic Cables] dans le Guardian.

 

C’est alors que la rivière à données s’est divisée en deux. Le contenu du trésor a été pompé par un employé allemand de WikiLeaks, Daniel Domscheit-Berg, qui a pris la poudre d’escampette après cette appropriation juteuse. Ce Domscheit-Berg a passé un marché avec David Leigh du Guardian ; Leigh a utilisé ses informations pour tenter de coincer Assange. Il a repoussé Assange, déclarant ce marché « nul et non advenu », et il a utilisé les données pour booster sa carrière et entrer dans les grâces de Bill Keller, le rédacteur-en-chef du New York Times. Il a publié les télégrammes après les avoir modifiés (peut-être devrions-nous écrire censurés) en caviardant tout ce que les services secrets lui demandait de caviarder. Nous avons longuement évoqué cette affaire dansCounterPunch.

 

Julian Assange a réussi à reconquérir une partie du terrain perdu : il a établi de nouveaux partenariats, avec le Daily Telegraph et d’autres médias. La publication échelonnée des télégrammes secrets n’a jamais été interrompue. Puis Assange a appris que le Guardian et le New York Times avaient l’intention de publier les fichiers relatifs à Guantanamo. Dès lors, il n’y avait pas de temps à perdre : en quelques jours, l’équipe de WikiLeaks a préparé les fichiers et elle a commencé à les charger. Ses concurrents firent de même, puisqu’ils détenaient la copie volée par Domscheit-Berg. Voilà ce que Leigh appelle « coiffer Assange au poteau ».

 

Le Guardian et le New York Times bénéficient de personnels importants et compétents, ils procèdent à beaucoup de recherches et disposent de riches archives. Mais ils ont décidé de jouer à la baballe avec les services secrets de leurs pays respectifs, en arrangeant un peu les informations susceptibles de permettre d’identifier les informateurs. Quelle tchuzpah ! Il arrive, parfois, que l’identité des « informateurs » soit plus importante que leurs révélations.

 

Ainsi, par exemple, dans le fichier deAdil Hadi al Jaza’iri, Leigh et Keller ont supprimé le nom de l’informateur.

 

 

 

 

Pour leur malheur (et notre profit), à l’époque, WikiLeaks et l’alliance Guardian/NY Times ne constituaient pas un couple d’amoureux ; c’était deux entreprises concurrentes. Et WikiLeaks a publié ce fichier in extenso, verrues comprises.

 

Voici son nom in-extenso :

 

 

 

 

 

Abu Zubaydah, l’informateur,a fait l’objet d’une recherche intensive (disponibleici) qui démontre que ce pauvre homme a été torturé par la CIA avec l’autorisation de médecins américains et de l’administration Bush, avec  une telle sauvagerie qu’il a perdu totalement sa personnalité. Il était pourtant au nombre des Détenus de Grande Valeur ; tous ceux-là ont subi des tortures à un degré qui échappe à notre entendement. L’information qu’ils ont livrée n’a pas seulement été irrecevable par les tribunaux : elle n’avait strictement aucune valeur parce que les malheureux avaient dit tout ce que leurs bourreaux voulaient qu’ils dissent afin de bénéficier d’un bref répit.

 

Andy Worthington a écrit : Depuis lors, des preuves deplus enplus convaincantes ont émergé, qui démontrent qu’Abu Zubaydah n’était de fait rien de plus qu’un « gardien des lieux » souffrant de maladie mentale, qui « affirmait en savoir beaucoup plus au sujet d’Al-Qaeda et de son fonctionnement interne que cela était le cas, en réalité »… « Les Etats-Unis s’acharnaient donc à torturer un malade mental, après quoi ils sautaient et criaient à chacun des mots qu’il proférait ». Une confirmation supplémentaire a été également apportée que la torture ne lui a arraché nulle information importante et n’a conduit qu’à faire perdre énormément de temps aux services de renseignement, à poursuivre de fausses pistes. Il y a de cela un an, résumant les résultats des tortures infligées à Zubaydah, un ex-officier du renseignement a déclaré tout de go : « Nous avons dépensé des millions de dollars à la poursuite de fausses alarmes ».  

 

La suppression de son nom par le gang Leigh & Keller ne visait en rien à « protéger des informateurs » : il s’agissait simplement de protéger les bourreaux.

 

Toutefois, les passages les plus caviardés par Leigh et Keller leur avaient été directement dictés par les services de renseignement américains. Le nom de Nashwan Abdal Al-Razzaq Abd Al-Baqi (alias Abd al-Hadi al-Iraqi) ou son matricule IZ-10026 avaient été soigneusement effacés du fichier d’Abu al-Libî (US9LY-010017DP), ainsi que d’autres. Ce fichier est disponible dansla version éditée par le Guardian et dans laversion non censurée de WikiLeaks.

 

 

Une comparaison entre les deux montre à quel point jusqu’aux moindres traces d’Al-Iraqi avaient été supprimées. Cela n’avait rien à voir avec la « protection des informateurs », car Al-Libi était mort (il se serait prétendument suicidé dans une prison libyenne juste avant l’arrivé de l’Ambassadeur US à Tripoli. Le fichier d’Al-Iraqi est manquant dans toutes les bases de données : celui-ci avait été capturé en 2005 et il a été incarcéré dans des prisons secrètes jusqu’à son transfert à Guantanamo, où il est aujourd’hui détenu.

 

Une lecture attentive de ce fichier montre qu’Al-Libi était en lien avec Al-Iraqi depuis octobre 2002. En 2003, OBL avait déclaré qu’Al-Libi serait le messager officiel entre OBL et d’autres [dirigeants d’Al-Qaeda, ndt], au Pakistan. A la mi-2003, Al-Libi emmena sa famille à Abbottabad, au Pakistan, et il se mit à travailler entre Abbottabad et Peshawar, tout en restant en contact avec Al-Iraqi.

 

Or, comme nous le savons, OBL a été débusqué et abattu à Abbottabad, juste au moment où ces informations étaient publiées dans les pages des quotidiens. Par conséquent, la piste aboutissant à Abbottabad était connue des services américains au moins depuis 2005, année où Al-Libi, autre ‘plaisancier’ d’Abbottabad, fut capturé.

 

Ce que nous ne savons pas, c’est la nature des contacts entre les autorités US et OBL. Etaient-ils vraiment amis? OBL était-il piloté par la CIA? Est-ce que les uSA ont simulé son exécution pour le transporter dans un lieu encore plus sûr après que la publication par Wikileaks ait grillé sa piste? Ou est-ce que les cerveaux des services secrets US ont décidé qu’il n’y a pas de lieu de résidence plus sûr que l’au-delà, et l’ont abattu pour effacer toutes les traces? Ils l’ont traité aimablement et honorablement: ils ne voulaient pas le montrer dans la tenue orange,ils ne l’ont pas effacé de la mémoire collective, ils ne l’ont pas humilié.

 

Ce que nous savons aujourd’hui, c’est la nature des contacts entre les autorités américaines et OBL. Ce que nous savons, c’est ce que David Leigh et Bill Keller avaient tenté de cacher à leurs lecteurs. Leur tripatouillage des fichiers relatifs à Guantanamo, comme celui qu’ils avaient fait subir aux télégrammes du Cablegate, n’avait rien à voir avec une quelconque volonté de « protéger des informateurs ». Au lieu de reconnaître qu’ils tripatouillaient les fichiers et les cables pour la raison parfaitement valide qu’ils sont en affaire avec de grosses pointures et avec les services secrets, ils prétendent qu’ils se soucient de protéger les informateur, et qu’ils ont pudiquement biffé des questions d’inconduite sexuelle. On pourrait dire, alors, que lorsqu’ils ont fait campagne contre Jualian Assange, ils ne biffaient pas les questions d’inconduite sexuelle, mais qu’ils les atténuaient…

 

David Leigh aprétendu qu’Assange aurait « entraîné son canard dans un piège » en distribuant les fichiers Gitmo [Guantanamo] à diverses officines d’information « de droite » (comprendre le Daily Telegraph). C’est gonflé ! La « gauche » et la « droite » ne signifient pas grand-chose, de nos jours, après des gens soi-disant de gauche comme Blair et Clinton. Ce qui est important, c’est la position sur les guerres et sur les interventions outremer, c’est la sensibilité aux embrouilles des services secrets, c’est la soumission aux raisons d’état.

 

En France, le leader d’extrême-droite Marine Le Pen est contre les interventions étrangères en Libye et en Côte-d’Ivoire, elle est contre le renflouement des banquiers, elle est contre le Président français, alors que Bernard-Henri Lévy, qui est de gauche, soutient les guerres et les interventions extérieures, aime les banquiers et est un ami du Président « de droite » Sarkozy.

 

En Angleterre, le Guardian est le canard en tête des partisans de la guerre. Libye, Syrie : le Guardian veut qu’on bombarde ces pays. Afghanistan, Serbie, Irak : le Guardian voulait qu’on les envahît. Il n’y a que l’emballage qui soit différent : au lieu du vieux disque rayé de la droite classique, le Guardian s’est mis au service de l’aventurisme néocolonialiste en recouvrant celui-ci de la sauce délicate de l’intervention humanitaire. Le Guardian tient le pompon en matière d’hypocrisie. Le Guardian n’est pas le quotidien de la gauche : le Guardian est le problème de la gauche… L’histoire des fichiers Guantanamo démontre que le Guardian a traficoté l’information la plus cruciale, comme le lui avait demandé la CIA.

 

Et Oussama ? Quid d’Oussama Ben Laden ? Maintenant, nous savons que les Etats-Unis savaient où il se trouvait ; ils connaissaient la piste y conduisant, d’ailleurs ils ont demandé à Leigh & Keller de faire disparaître tout indice le montrant. Alors pourquoi ne l’ont-ils pas capturé ou tué plus tôt ?

 

L’organisation d’OBL a tout simplement fait ce que les autorités américaines voulaient qu’elle fît. Elle a combattu les Russes et détruit l’Afghanistan. Elle a conspiré et combattu contre le Hezbollah, elle a massacré des Chiites en Irak, elle a sapé Qadhafi, elle a semé la haine contre le Hamas et l’Iran. Elle a soutenu l’épuration ethnique contre les « infidèles » en Tchétchénie et dans les Balkans. Elle ne s’en est jamais prise à Israël : elle devait conserver toute ses forces pour les utiliser contre Sayyed Nasrallah [du Hezbullah libanais, ndt]. Comme une bête effrayante nourrie dans les labos secrets de la CIA, il n’y a eu qu’une seule occasion où elle se serait soi-disant rebellée contre son démiurge impitoyable, c’était un certain jour de septembre 2001 (le 11, pour être précis). Oussama était plus important, mais semblable à ces autres amis de l’Amérique qu’étaient Jonas Savimbi d’Angola ou Shamil Basayev de Tchétchénie, et l’on peut espérer qu’après sa mort son organisation se perdra dans les sables comme l’avaient fait avant elle l’Unita et Basayev.

 

Les fichiers Guantanamo révèlent l’extrême malchance des malheureux adeptes de Ben Laden. A l’exception de quelques dizaines d’associés très proches, le reste des prisonniersavaient fait le pire choix qui fût, celui de l’écouter. C’était (en particulier les étrangers) des idéalistes désireux d’établir le Royaume de Dieu sur Terre ; ils furent encouragés par les Etats-Unis à passer en Afghanistan afin d’y combattre les Cocos. La majorité d’entre eux n’a jamais eu la moindre chance de porter un fusil. Eux, les étrangers en Afghanistan et au Pakistan, furent vendus aux Américains aussi rapidement que possible. Ils l’ont payé par des années de tortures subies. Et aujourd’hui, ils vont apprendre que leur chef suprême était sous la haute protection de ces mêmes Américains qui les torturaient, eux !

 

Mais dans l’esprit des masses arabes, OBL sera remémoré (à juste titre ou non, c’est une autre question) comme l’architecte de l’unique réplique apportée avec succès par les opprimés à l’Empire (américain), sur son propre sol. Cela, à lui seul, lui a assuré une grandeur propre et une place dans l’Histoire.

 

[World copyright CounterPunch].

 

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