Q : Cher M. Shamir, après avoir travaillé de nombreuses années comme écrivain et journaliste, vous surprenez, un beau jour, tout le monde, par votre opinion hérétique et audacieuse. Que s’est-il passé ? Comment un écrivain juif installé peut-il parler ouvertement du racisme de l’Etat d’Israël, du droit des Palestiniens à résister et à retourner en Palestine, des crimes américains en Irak, etc. ?
R : Il n’y a rien d’étrange à cela, dans les moments critiques traversés par mon pays d’adoption – le temple vivant de Dieu, la Terre sainte, cette charmante et délicieuse sœur de la Grèce, si semblable au Péloponnèse ou à la Crète – puisque ce pays a été détruit sous nos yeux par les forces armées démentes de Sharon. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que je sois resté calme jusqu’à aussi récemment. Mais l’instinct de survie fait de nous tous des couards, et de plus, l’Homme est optimiste par nature. Aussi longtemps que l’enfant ne pleure pas, nous n’accordons pas beaucoup d’attention à son inconfort éventuel. Aussi longtemps que les Palestiniens sont restés cois, on pouvait penser : « Eh bien, sans doute, ils peuvent faire face, et donc le pays peut faire face aussi ».
Mais l’Intifada fut le signal que ce peuple extrêmement pacifique et patient est poussé vers une mort lente, et qu’avec eux la Palestine est pour de bon condamnée. J’avais l’impression que chaque balle tirée par l’armée israélienne tuait mes frères, et que chaque olivier brûlé, chaque maison rasée, chaque église démolie endommageait le tissu même de notre existence. Cela n’a aucun sens de vivre, si notre terre est détruite : cette vérité vaut partout. Les objections et les critiques, au demeurant ô combien légitimes, ne suffisaient plus.
Q : Votre thèse sur le conflit israélo-palestinien est qu’il ne peut connaître un terme qu’à la condition que soit édifié un Etat unifié, garantissant l’égalité à tous ses citoyens. Pensez-vous que cette solution soit plus réaliste que le cadre de résolution fondé sur deux Etats ? Quelles pourraient être les premières étapes de la mise en application de la solution que vous préconisez ?
R : A en juger à votre question, on croirait qu’il existe un Israël et une Palestine séparés, que Shamir voudrait unifier. Mais ce n’est pas le cas. Nous avons « un seul Etat », et nous l’avons pratiquement toujours eu. La Palestine n’est demeurée partagée que pendant un laps de temps très court à l’échelle historique : de 1948 à 1967. Mais, avant et après cette parenthèse, nous (les différentes communautés vivant en Palestine) vivions ensemble dans un seul beau pays situé entre le Jourdain et la Méditerranée. Ce pays ne peut être divisé, car il est trop exigu et ses habitants vivent dans en étroite proximité les uns avec les autres. De plus, sans les Palestiniens, la Palestine est morte.
Comme Chypre avant la partition de 1974, nous sommes toujours un seul pays, et l’idée du partage de la Palestine est aussi erronée que celle de partager Chypre. Aujourd’hui, alors même que les communautés chypriotes s’efforcent de se réconcilier, nous ne devons pas, au contraire, prôner la partition de la Palestine ! Nous devons mutuellement tirer les leçons de nos erreurs : la partition de Chypre n’a rien apporté de bien aux Chypriotes, et nous ne devons pas tenter l’opération ici, en Palestine. L’énorme tragédie du partage territorial entre la Grèce et la Turquie, avec ses transferts de population, est la preuve vivante qu’il s’agissait d’une mauvaise manière de résoudre le problème posé.
A chaque fois que je voyage en Méditerranée orientale, je regrette profondément qu’il n’y ait plus de Grecs à Izmir (Smyrne), et plus de Turcs à Thessalonique (Salonique). A Constantinople, les églises Sainte-Sophie et Sainte Irène rappellent encore aujourd’hui le passé orthodoxe de la capitale byzantine, et les mosquées de Rhodes pleurent leur gloire passée. Cette tragédie, nous la vivons encore aujourd’hui, car les Grecs représentaient un élément important et dirigeant dans l’Empire ottoman, successeur des Byzantins. Les Turcs étaient des soldats et des bergers, les Grecs incarnaient l’Etat et le commerce. Une pièce de monnaie a été frappée, en 1455, à Constantinople ; son côté face porte l’inscription « Mehmet, Sultan des Croyants », en arabe, et son côté pile porte, en grec, l’inscription : « Mehmet, Empereur des Orthodoxes. » L’Empire ottoman était à l’image de cette pièce de monnaie, et sous la direction des guerriers turcs et des ministres grecs, il assura la paix et la prospérité en Méditerranée. L’Occident, jaloux de ses succès, s’employa à les saper.
De la mise à sac de Constantinople (par les Croisés), en 1204, à l’incendie de Smyrne, en 1921, l’Occident impérialiste a tenté de désintégrer notre belle Méditerranée orientale, et finit par y réussir. De la partition gréco-turque surgit Mustafa Kemal Atatürk, et sa politique brisa (pour un temps) l’esprit des Turcs, en faisant d’eux les instruments de l’Amérique, en leur interdisant d’adorer Dieu et même de revêtir leur costume national. La Grèce fut soumise par l’armée britannique durant de très nombreuses années. Les Grecs représentaient la réelle force dynamique de l’Empire ottoman. Dans leur Etat indépendant, ils sont au service des touristes occidentaux.
Rétrospectivement, on comprend que le dépècement de l’Empire ottoman a été une erreur extrêmement coûteuse, dont nous devons encore acquitter le prix. Le partage de Chypre, le partage de l’Irlande, le partage de l’Inde – autant de partages imposés par l’Occident impérialiste, qui, tous, ont conduit au désastre. Assez ! Pour moi, le partage de la Palestine doit être absolument évité, et les vrais problèmes résolus en promouvant l’égalité, la démocratie, l’amour de notre pays et de sa joie de vivre. Sans doute le non-partage de la Palestine marquera-t-il un tournant dans l’histoire de l’Humanité.
Q : Vladimir Guzinski, baron des médias russes, a été arrêté à Athènes et son extradition vers la Russie est imminente. D’autres membres immensément riches de la communauté juive de Russie sont également poursuivis par la justice (Berezovsky, Khodorkovski), et d’autres encore restent en bons termes avec Poutine et les autorités russes (Abramovitch, Chubais). Vous êtes né et vous avez travaillé en Russie, vous connaissez ce pays et sa culture. Comment expliquez-vous le pouvoir illimité qui s’est trouvé rassemblé entre les mains de certains juifs après 1989 ? Pensez-vous que Poutine soit en train d’imposer certaines limites à leur pouvoir, ou bien est-il simplement en train de faire un peu le ménage ?
R : L’ascension des juifs dans la Russie post-soviétique est un phénomène absolument stupéfiant. Six, sur sept, des hommes les plus riches en Russie sont juifs, et ils sont extrêmement influents dans les médias, dans la banque, dans le contrôle des ressources naturelles. Il n’est pas facile d’expliquer pourquoi Chernoy, simple comptable juif de Tashkent, qui percevait un salaire mensuel de cent roubles, est devenu le propriétaire de toute l’industrie de l’aluminium en Russie !
Une explication cependant existe : elle est d’essence religieuse. Lorsqu’ils sont riches, les Orthodoxes en conçoivent un sentiment de honte. Ils se souviennent de la proportion entre une aiguille et un chameau. Ils savent que les riches sont rarement des gens honnêtes. Ils sont honteux du pouvoir, car on leur a enseigné : les derniers ici, seront les premiers, dans l’au-delà. Cette qualité du christianisme orthodoxe a été en partie héritée par le communisme, c’est pourquoi le communisme a réussi, en Russie. (Il aurait réussi en Grèce, aussi, mais l’Angleterre a écrasé les communistes au cours de la guerre civile qui a immédiatement fait suite à la Seconde guerre mondiale, dans votre pays).
Les juifs non-réformés et les calvinistes n’ont pas de ces inquiétudes. Ils recherchent le pouvoir, car l’Ancien Testament leur dit : « Sois le maître de tes frères, et ils inclineront le front devant toi ». Ils sont persuadés que la richesse matérielle est un signe de bénédiction. C’est la raison pour laquelle ils sont prêts à s’emparer de tout ce qui leur tombe sous la main. Sur un registre moins religieux, je citerai Victor Pelevin, un écrivain russe contemporain :
« Dans des temps troublés, un homme rusé et sans scrupules s’en tire mieux qu’un homme honnête, car il s’adapte très rapidement aux changements. A un certain niveau de malhonnêteté et de rouerie, on prévoit les changements à venir très à l’avance, et l’on s’adapte d’autant plus rapidement. Les pires voyous s’adaptent aux changements avant même qu’ils ne se produisent dans la réalité. Ces pires voyous sont le moteur du changement, car ils ne se contentent pas de prévoir l’avenir : ils lui donnent forme. Ces voyous sans scrupules, éhontés et arrivistes convainquent les autres que leur prévision est correcte, après quoi le changement peut survenir. » [i]
En d’autres termes, le « succès » d’un groupe au détriment des autres est un signe de son absence de scrupules. Mais, de manière plus pragmatique, les juifs russes doivent leur succès à leurs relations étroites avec les juifs américains. Quand les juifs américains sont entrés dans le grand jeu du partage des dépouilles de la Russie, ils avaient besoin d’associés locaux, et les juifs russes étaient disponibles, pour jouer ce rôle-là. Ainsi, cette prééminence des juifs russes est encore pire qu’elle ne paraît, car les prééminents sont extrêmement pro-américains et pro-capitalistes. Ils soutiennent la domination occidentale, ils combattent l’Eglise orthodoxe russe, et ils prônent ce qu’ils appellent la « modernité », ce mélange toxique à base de CNN, de MTV et de FMI.
Ils jouissent du soutien de juifs américains très influents. Khodorkovsky bénéficie du soutien de juifs influents aussi différents entre eux et mutuellement hostiles que Richard Perle et George Soros. Le New York Times du 23 juillet dernier rapporte, de Moscou : « Lorsque le conseiller politique clé à Washington, Richard Perle, s’est assis en face d’un analyste politique russe éminent, cette semaine, au cours d’une réunion très importante, il a prodigué le conseil non sollicité suivant : « Laissez tomber la compagnie pétrolière Yukos, le géant russe de l’énergie, laissez-la aux prises avec ses juges, dans le bras de fer judiciaire actuel. » (Yukos désigne Khodorkovsky). Charles Grand, un homme de Soros, a écrit : « Aujourd’hui, en termes purement utilitaristes, Khodorkovsky est un agent du Bien, en Russie. Il apporte son soutien direct et indirect à beaucoup d’organisations et d’individus qui s’efforcent d’élever les standards du capitalisme, de la société civile et de la démocratie, en Russie. Il veut rendre la Russie plus occidentale, ce qui est, de mon point de vue, ce dont elle a le plus grand besoin ».
Quand Poutine a pris des mesures à l’encontre de Gusinsky, le New York Times de Sulzberger a exhorté à « défendre la liberté de la presse indépendante » – autre nom de code pour désigner la presse détenue par des juifs – et l’on sait bien que le New York Times n’a jamais défendu Zavtra ni les autres médias russes d’opposition.
Mais les juifs ordinaires, je devrais plutôt dire les Russes d’origine juive – et ils sont des millions – c’est une autre histoire. Je les rencontre : ils sont professeurs de musique, journalistes, économistes… ; ce sont des gens normaux. Ils rejettent le Nouvel Ordre Mondial et regrettent la chute de l’Union soviétique. Même les oligarques sont des gens normaux : Berezovsky s’est converti au christianisme orthodoxe, il a épousé une Russe, il soutient l’opposition nationale, et qui sait ? Peut-être a-t-il changé sa manière de concevoir la vie ? Il faut absolument rejeter toute approche manichéenne : la réalité est toujours plus compliquée que tous les schémas, toujours trop simplistes.
[i] : Plus un homme est rusé et malhonnête, plus la vie lui sourit. Cela, précisément parce qu’il s’habitue plus rapidement que les hommes honnêtes au changement. Il est un certain niveau de ruse malhonnête qui permet à celui qui l’a atteint de prédire les changements avant même qu’ils ne se soient produits, ce qui lui permet de s’habituer à ces changements d’une manière significativement plus rapide que tous les autres.
Les gredins les plus raffinés se préparent aux changements avant même que ces changements n’aient commencé à se profiler. Mais il faut savoir que tous les changements, en ce monde, se produisent exclusivement grâce à cette bande de gredins sophistiqués. Car, en réalité, ils ne prédisent nullement l’avenir : ils le modèlent, en rampant dans la direction à partir de laquelle, estiment-ils, soufflera le vent. Après quoi, il ne reste au vent, naturellement, d’autre possibilité que de souffler de l’endroit de leur choix. On parle bien ici des gredins les plus ignobles, les plus rusés et les plus éhontés qui soient, et pourtant ils sont capables de convaincre tout le monde que le vent souffle, précisément, de l’endroit vers lequel ils s’étaient, quant à eux, discrètement dirigés.